Institut Culturel Karl Lévêque (ICKL)

Politique, Société

Insécurité, transition politique et élection au cœur de la crise haïtienne : les inquiétudes des espérances
Par Wisvel Mondélice

De juin 2021[1], marquant l’alliance des gangs de Village-de-Dieu et de Grand-Ravine pour combattre celui de Tibwa pour le contrôle de plusieurs quartiers de Martissant, à février 2024 ramenant le déclenchement de la vague d’exactions de la coalition criminelle Viv ansanm (vivre ensemble), l’insécurité représente l’un des problèmes majeurs du pays. Enlèvements contre rançon, établissement de postes de péage sur plusieurs axes routiers, incursions féroces dans beaucoup de quartiers, déplacements forcés, fermeture du principal aéroport international du pays, etc., tout cela témoigne de l’aggravation de la situation.

Dans ce contexte apparait une nouvelle phase dans la crise politique haïtienne. Cette phase est illustrée par l’annonce, le 11 mars 2024, de la démission du premier ministre de facto Ariel Henry sous l’influence de Washington. Un accord politique a été signé entre plusieurs groupes pour former un Conseil présidentiel de transition (CPT) dont le mandat prendra fin le 7 février 2026. Les légitimes préoccupations formulées sur le procédé de la formation de ce conseil installé le 25 avril 2024, sa composition et les mécanismes de sa gestion ne suppriment pas ses tâches principales, à savoir l’amélioration des conditions sécuritaires du pays et l’organisation des prochaines élections.

Entre l’augmentation du niveau de violence des gangs et tout ce qui en découle, les enjeux de pouvoir et la réalisation des scrutins en vue d’élire les représentants devant exercer le pouvoir politique, comment créer le cadre inhérent à la sortie du pays de la crise actuelle ?

Cet article analyse la conjoncture actuelle à travers trois composantes principales : insécurité, élection et transition politique. Nous passerons également en revue d’autres moments de l’histoire nationale qui, à notre avis, ont un lien avec le contexte actuel.

Insécurité en Haïti : résultante d’une longue histoire de pillage[2]

L’insécurité qui sévit en Haïti n’est point une malédiction, elle résulte de préférence des pillages que subit le pays depuis l’époque coloniale jusqu’aux derniers régimes politiques ayant accédé au pouvoir. Sans faire une présentation exhaustive de l’histoire de ces pillages, il convient d’en faire ressortir quelques moments importants.

  • Le pillage colonial

Du 5 décembre 1492 (débarquement de Christophe Colomb au Nord-Ouest de l’île d’Haïti), au 18 novembre 1803 (dernier combat pour l’indépendance), les puissances coloniales de l’Europe occidentale ont accaparé les richesses nationales. À peine arrivés sur l’île, les espagnols, accompagnés de leur notaire, Rodrigo de Escovedo, demandèrent à celui-ci de rédiger l’acte selon lequel tous les territoires conquis et qui furent habités par les autochtones seront leur propriété privée (Despinas, 2008 : 28). Ils distribueront les terres conquises entre eux ainsi que des groupes d’autochtones. Ces derniers connaitront par la suite les moments les plus terrifiants de leur existence : bouleversement de leur mode de vie, esclavage, travaux forcés, massacres, etc. À partir de 1625, leur drame se poursuivra avec la colonisation française. Le 11 juillet 1825, plus de deux décennies après la conquête de l’indépendance nationale, comme pour envenimer la situation du nouvel État déjà détruit par l’exploitation et la guerre, le roi de France, Charles X, a imposé une rançon de 150 millions de francs-or au pays afin de reconnaitre son indépendance. Outre les exigences du paiement de cette rançon, le pays allait tomber dans un cycle d’emprunts extérieurs, consentis à des conditions ruineuses pour l’État.

  • Le pillage des oligarques politiques et économiques

À la suite des différentes formes de lutte menées par les esclavisés[3] pour protester contre leur situation (empoisonnement, suicide, marronnage), le combat révolutionnaire allait prendre forme avec Boukman, Toussaint Louverture, Jean Jacques Dessalines, Capois Lamort, etc., jusqu’à la proclamation de l’indépendance le 1er janvier 1804. Deux ans après cette proclamation, l’empereur Jacques 1er (Jean-Jacques Dessalines) a été assassiné. Une minorité constituée de hauts gradés de l’armée et de quelques anciens libres commerçants a poursuivi l’accaparement des ressources du pays. Castor (1988 : 217) note qu’avant 1915, une forte portion des biens fonciers était concentrée aux mains de l’État et des grands propriétaires. Ainsi est institué « un État fondé sur l’immoralité structurelle » (Despinas, 2008 : 50) dans lequel la corruption est érigée « non seulement comme mécanisme de fonctionnement au niveau des appareils de pouvoir mais également comme mode de distribution des revenus » (Ibid.).

En effet, la plupart des pouvoirs politiques qui se sont succédé en Haïti ne se sont pas distanciés des pratiques de corruption. Certaines sont occultées, d’autres ont fait échos. Notons par exemple le Procès de Consolidation (1904) et le scandale PetroCaribe (2018). Sans faire l’inventaire de tous les cas de corruption relatés dans l’histoire de ce pays, rappelons pour l’essentiel que c’est un crime financier perpétré contre la communauté entière. La corruption est illustrée par le détournement des deniers publics au profit de certains individus et au détriment du bien-être collectif, la dilapidation de la caisse publique, les dépenses inconsidérées, la surfacturation, les pots-de-vin, le blanchiment d’argent… Par conséquent, elle affaiblit les institutions publiques et empêche aux programmes sociaux et économiques de bénéficier du financement nécessaire.

  • Le pillage des marines américaines

Le 17 décembre 1914, les marines américaines ont volé la réserve d’or de la Banque nationale de la République d’Haïti, estimée à l’époque à 500 mille dollars. Cet acte semble s’inscrire dans la dynamique de rendre Haïti dépendante des capitaux américains dans un premier temps pour ensuite la placer dans une situation de débiteur (Lucien, 2013 : 55).

L’occupation d’Haïti par les troupes américaines (1915 – 1934) représente un autre moment d’accaparement des ressources du pays. Cette occupation a perturbé de façon durable les bases de la nation (Castor, 1988 : 215). Soulignons-en quelques données. D’abord, par la convention du 16 septembre 1915, l’occupant s’est doté du plein pouvoir sur les douanes et le bureau de collecte des revenus, voire sur le Receveur général dont la nomination devait passer par le président des États-Unis[4]. L’article 5 de ladite convention a indiqué la manière dont les revenus des douanes devaient être répartis, dont une partie au personnel de l’occupation. Puis, la Constitution de 1918, rédigée sous l’instigation des autorités américaines[5], a reconnu le droit de propriété aux étrangers, ce que toutes les constitutions haïtiennes d’avant l’occupation n’avait pas fait, à l’exception de celle de Christophe. De plus, la loi du 21 décembre 1922 a autorisé les compagnies agricoles américaines à prendre en bail à long termes les terres non occupées appartenant à l’État (Despinas, 2008 : 57), sans que cela n’ait contribué à améliorer la situation de la population. Quant à la loi du 28 juillet 1928, elle a institué que « les terres agricoles appartenant à l’État pouvaient être vendues à des compagnies américaines » (Doura, 1995 : 28-29). Ces « armes juridiques » et d’autres mesures non évoquées[6] ici ont été adoptées dans le but d’assurer le succès des commerçants et hommes d’affaires américains au préjudice des intérêts nationaux.

  • Le pillage post-occupation

Malgré son départ au mois de juillet 1934, la mainmise de l’occupant américain sur Haïti a demeuré. À la lumière des travaux de Lucien (2013) et d’Etienne (2007), il importe de noter que la modernisation socio-économique et politique souhaitée par l’Oncle Sam a échoué dans le pays. Peu de temps avant le retrait des marines, entre 1929 et 1933, la détérioration de la situation sociale et économique du pays a provoqué des effervescences sociopolitiques (la grève des étudiants de Damiens, à partir du 4 novembre 1929 ; la révolte des paysans du Sud ; le massacre de Marchaterre, le 6 décembre de la même année).

L’État haïtien post-occupation 1934-1957, pour ne considérer que cette période, a porté toutes les marques de l’échec de cette « tentative de modernisation ». Pour ce qui nous concerne le plus dans cette partie, considérons brièvement la dimension économique de la crise qui en résultait. Cela nous amène au renforcement de la dépendance économique d’Haïti par rapport aux États-Unis d’Amérique du Nord. Ce pays était devenu l’unique partenaire commercial d’Haïti. Des compagnies américaines ont bénéficié du monopole de l’exploitation et de l’exportation de certains produits. À juste titre, les rapports commerciaux entre Haïti et la France ont été rompus en 1936. Parallèlement, la valeur des importations haïtiennes des États-Unis a été multipliée. Ce pays étant entré en guerre en 1941, les effets néfastes de cette dépendance économique allaient se manifester en Haïti : restrictions sur les exportations et les importations, rareté des produits alimentaires et de l’essence, inflation galopante, expropriation des paysans afin d’augmenter la production du caoutchouc dans le cadre de « la contribution du pays à l’effort de guerre des États-Unis », augmentation de la dette externe représentant 60% du budget annuel national (Etienne, 2007 : 197), prolétarisation, émigration, exode rural…

  • Le pillage des institutions internationales d’inspirations néolibérales

Les politiques de crédit et de remboursement de dettes des institutions internationales néolibérales contribuent également à appauvrir le pays. Cette partie de notre exposé met l’accent sur celles imposées par le Fonds monétaire international (FMI) depuis 1983 : politiques d’ajustement structurel (PAS). Les PAS représentent un véritable assaut à l’encontre des mesures de protection sociale de l’État, car elles privent les politiques et programmes visant à réduire et prévenir la pauvreté et la vulnérabilité de la population du financement nécessaire. Les principales « réformes » qui les définissent sont : la dévaluation de la monnaie nationale, la hausse des taux d’intérêt, la réduction du stock monétaire, la diminution des dépenses de l’État, la baisse des quotas d’importation et tarifaires et la promotion des exportations (Despinas, 2008 : 20-21).

Conçues afin de fournir un excédent de recettes permettant d’honorer les dettes externes, les dispositions des PAS ne contribuent pas à améliorer les conditions de vie de la population, d’autant que les conditions nécessaires à leur réalisation ne sont pas réunies. L’abandon des cultures vivrières locales destinées au marché intérieur, la mobilisation des ressources nationales en vue de répondre aux besoins du marché capitaliste, la réduction des dépenses sociales publiques, la libéralisation des prix, l’augmentation des taxes supportées par les agents à faibles revenus, la concurrence déloyale entre les biens importés et ceux produits à l’intérieur, le licenciement d’employés au sein des institutions publiques sont, entre autres, les conséquences notables de ces politiques sur le pays.

Comme nous venons de l’exposer sommairement, l’histoire d’Haïti est marquée par d’énormes pillages, affectant principalement les masses populaires. Fort de tout cela, le pays est en proie à toutes les expressions d’une pauvreté de masse. Il faut y voir les racines de l’insécurité qui ronge la société actuellement. Le lot de férocité qui jonche les quartiers de la capitale et d’autres villes du pays en résulte. Tous les pillages évoqués plus haut participent à l’exacerbation des conditions de vie dans la société, sans omettre la pratique d’instrumentalisation des jeunes des quartiers défavorisés par certains acteurs politiques et économiques.

Les transitions politiques post-Duvalier : d’une difficile quête de démocratie à une démocratie en constante perturbation 

Depuis la chute de la dictature des Duvalier le 7 février 1986, Haïti a déjà fait plusieurs expériences de transition politique, les unes plus controversées que les autres. Quelques notes de réussites méritent d’être signalées également. Ces expériences peuvent être analysées suivant différents critères, dont l’organisation d’élections, l’amélioration des conditions de sécurité… Eu égard aux défis majeurs posés dans les conjonctures depuis le départ de Jean-Claude Duvalier, ces deux aspects semblent constituer les tâches prioritaires des gouvernements de transition dans le pays, au-dessus des « multiples revendications sociales »[7]. En ce sens, il importe de revisiter ces moments en mettant en exergue les aspects susmentionnés qui seront analysés dans leur relation avec le contexte actuel.

À la suite de la démission de Jean-Claude Duvalier, l’armée est apparue « comme structure privilégiée du système politique » (Charles, 1994 : 391). Le Conseil national de gouvernement (CNG) dirigé par le général Henry Namphy s’est installé au sommet de l’État, avec la charge, entre autres, d’organiser les élections. Le CNG au pouvoir a permis de constater que le duvaliérisme n’était pas mort. Entre-temps, la fonction répressive de l’armée s’est accentuée. Malgré le minimum de garantie que semblait offrir le Conseil électoral provisoire (CEP), le scrutin du 29 novembre 1987 a été tragiquement raté. Leslie Manigat est devenu président de la République.

Henry Namphy est revenu à la charge grâce à un coup d’État contre Leslie Manigat le 19 juin 1988. Corruption et répression ont caractérisé une fois de plus son pouvoir. Le 17 septembre de la même année, Prospère Avril a succédé à Henry Namphy, à la suite d’un soulèvement d’un groupe de soldats. Au cœur de confrontations entre les mêmes forces (armée, bourgeoisie et petite bourgeoisie), une mobilisation populaire a renversé le général Avril le 12 mars 1990. Ertha Pascal Trouillot, membre de la Cour de cassation, a été désignée comme présidente par l’Assemblée de concertation composée de représentants des principales forces politiques. Un Conseil d’Etat devait l’assister.

Ayant reçu le plein soutien de la communauté internationale, notamment des États-Unis, Erta Pascal Trouillot devait préparer les futures élections. Sa présidence a été mise à l’épreuve : tensions avec le Conseil d’État ; climat d’insécurité illustré par des cas de meurtre, dont ceux du syndicaliste Jean-Marie Montès et du conseiller d’État Serge Villard, survenus le 21 juin 1990, ainsi que celui du 5 décembre faisant 7 morts et 50 blessés à Pétion-Ville après un meeting du FNCD[8]… Sur la demande de la présidence de Madame Trouillot, l’ONU a décidé d’envoyer « une mission d’observateurs civils et des militaires sans armes » pour garantir la sécurité et la crédibilité des élections du 16 décembre. Le jour du scrutin, l’armée et la police ont rempli leur mission de sécurité en mettant en place un important dispositif de surveillance (Maesschalck, 1999 : 36). Malgré le climat tendu et quelques irrégularités enregistrées, la population a bel et bien participé à ce scrutin. Une semaine plus tard, le CEP a déclaré officiellement Jean-Bertrand Aristide président d’Haïti avec le score de 67% d’électeurs.

Moins de huit mois après son investiture, le 30 septembre 1991, l’ancien prêtre a été renversé par un coup d’État. Les militaires ont forcé le Parlement à reconstituer l’exécutif, ce qui a permis au juge Joseph Nérette et à M. Jean-Jacques Honorat de devenir respectivement président et premier ministre provisoires. La répression des militaires et des civils armés contre les forces populaires ont été intenses durant la période du coup d’État. Il s’agissait d’une stratégie visant à contenir et déstabiliser les luttes populaires. Entre l’intransigeance des militaires qui ont occupé le pouvoir de fait et la communauté internationale qui s’est interposée dans le but d’obtenir le rétablissement de la légalité constitutionnelle, du temps a passé sans qu’aucun chantier national ne soit véritablement abordé dans l’intérêt de la population jusqu’au retour d’Aristide le 15 octobre 1994.

L’autre expérience de transition politique qu’il convient de relater ici, c’est celle de l’administration d’Alexandre Boniface et de Gérard Latortue (mars 2004 – mai 2006). Cette expérience a été réalisée après le départ pour l’exile de Jean-Bertrand Aristide le 29 février 2004. Installé au mois de mars dans un contexte de graves problèmes de sécurité, le nouveau gouvernement avait promis d’organiser les élections générales un an plus tard. C’est en ce sens qu’un accord a été trouvé le 4 avril 2004 entre les partis politiques et les représentants de la société civile. La présence de Washington a été marquée par le chef de la diplomatie américaine, Colin Powell, qui était en visite à Port-au-Prince pour soutenir le gouvernement intérimaire. Face à la détérioration de la situation socioéconomique et politique, certains acteurs ont exigé la démission du gouvernement trois mois après son installation, d’autres ont opté pour un remaniement ministériel. Mais une convocation du Conseil des Sages[9] a permis d’adopter un document porté sur les thèmes centraux de sécurité, de justice, de mesures socioéconomiques urgentes et d’élections. Ce Conseil des Sages n’avait pas pris du temps pour dénoncer les dérives observées pendant la gouvernance de transition, notamment au sein de l’organisme électoral. Par suite d’innombrables difficultés sécuritaires, politiques et techniques rencontrées dans le processus électoral de 2005 prédominé par le duo MINUSTAH[10]-OEA[11], l’exécutif intérimaire peut s’enorgueillir d’avoir organisé les scrutins généraux, alors même qu’ils ont suscité beaucoup d’accusations de fraude.

Entre le 14 février 2016 et le 7 février 2017, un pouvoir de transition a été dirigé par Jocelerme Privert. Ancien président de l’assemblée nationale, il a gagné une élection au second degré organisée par le parlement haïtien en vue de la mise en place d’un gouvernement de transition. Son mandat de 120 jours était axé « sur le rétablissement de la sécurité intérieure, le rétablissement de l’État de droit et la poursuite du processus électorale ». Si l’élection indirecte de Jocelerme Privert à la présidence provisoire a atténué la crise politique, l’incertitude demeurait quant à la possibilité pour son administration de réaliser les élections présidentielles et législatives dans 4 mois. Ces élections ont été reportées maintes fois à la suite des contestations de l’opposition plurielle qui dénonçait les manœuvres de Michel Martelly visant à imposer son dauphin Jovenel Moïse au pouvoir.

Insécurité, tractations des parlementaires pour le vote d’un premier ministre, nomination de nouveaux membres du CEP qui devaient, entre autres, évaluer les étapes déjà franchies dans le processus électoral « irrégulier », le mandat du président provisoire a expiré sans que son administration ne soit parvenu à aborder véritablement ses axes prioritaires, dont l’insécurité qui faisait des vagues. Division au sein du parlement et entre certains groupes politiques autour de la prolongation de son mandat, M. Privert est resté au pouvoir au-delà de l’échéance de 120 jours qui a été préalablement fixée. Sous son administration de facto, des décisions ont été prises concernant le processus électoral débuté sous la présidence de Michel Martelly, à la suite des recommandations de la Commission indépendante d’évaluation électorale (CIEVE). Ce qui a conduit, entre autres, à la reprise de l’élection présidentielle le 20 novembre 2016 et à la tenue de celles du 29 janvier 2017 pour le renouvellement des collectivités territoriales. Le pouvoir d’alors a eu le mérite d’avoir pris les dispositions d’organiser ces élections dont le budget était estimé à 55 millions de dollars sans le financement de la communauté internationale qui n’était pas favorable à la formation de la CIEVE.

À l’assassinat de Jovenel Moïse (successeur de Privert), dont le mandat présidentiel constitutionnel a pris fin le 7 février 2021, Ariel Henry qu’il avait désigné 48 heures avant sa mort, a bénéficié de l’appui du Corp Group[12] au détriment de Claude Joseph qu’il devait remplacer à la primature. Le gouvernement d’Ariel Henry peut ne pas être considéré comme une transition, dans la mesure où c’est le même régime qui détient le pouvoir. Cependant, il n’en demeure pas moins, étant donné qu’avec Ariel Henry comme l’unique représentant du pouvoir exécutif sans contrepouvoir politique, le pays s’est largement enfoncé dans le vide institutionnel que Jovenel Moïse avait ouvert le 13 janvier 2020, en rendant caduc le parlement.

De son investiture le 20 juillet 2021, à sa démission le 11 mars 2024, le 7ème premier ministre de Jovenel Moïse dont le gouvernement devait, parmi d’autres, « résoudre le problème de l’insécurité et accompagner le CEP pour la réalisation des élections générales » n’est parvenu à accomplir aucune de ses tâches, même les plus urgentes. Que peut-on noter de l’expérience d’Ariel Henry au pouvoir ? L’insécurité bat son plein : environs 500,000 personnes sont déplacées par la violence des gangs occupant une bonne partie de la capitale. L’Accord du 11 septembre 2021 qu’il a signé a seulement dénudé certains anciens opposants de Michel Martelly et de Jovenel Moïse ; celui du 21 décembre 2022 ayant généré le Haut Conseil de la transition (HCT) n’a fait que révéler la petitesse de certaines personnalités que l’on croit doter d’une grandeur d’âme politique ; la nomination de 8 juges à la Cour de cassation, entre autres actes, n’a été posé que dans le but de satisfaire certains caprices, notamment ceux du Département d’État américain. Il n’était point question de l’intérêt national. Enfin, contraint de quitter le pouvoir sous l’influence de Washington, Ariel Henry est sorti par la petite porte.

En mettant en relief l’organisation d’élections et les conditions de sécurité dans les contextes de gouvernance intérimaire en Haïti depuis la chute des Duvalier, nous n’entendons pas réduire la consécration des principes démocratiques à ces seuls aspects. Toutefois, ils constituent les chantiers prioritaires des pouvoirs de transition dans le pays, même les plus rétrogrades.

Insécurité et élection dans le contexte actuel de gouvernance transitoire : des enjeux complexes pour l’avenir du pays 

Plus d’un nourrit de profondes inquiétudes autour du Conseil présidentiel de transition (CPT). Les démarches ayant abouti à sa formation, sa composition et les mécanismes de sa gestion inspirent des doutes quant à la possibilité, voire une réelle capacité de ce Conseil de participer au relèvement des défis auxquels le pays est confronté. Les approches se divergent à propos dudit Conseil : certains acteurs restent prudents et attentifs à ses initiatives, d’autres s’y opposent avant même de le voir en œuvre. Certaines fois, un manque criant de sérénité résultant des expériences antérieures caractérise certains points de vue. Certaines dérives sont effectivement constatées dès le départ et des groupes crient au scandale. Il n’en demeure pas moins évident que, dans le contexte actuel, les principales responsabilités du CPT consistent à aborder le problème de l’insécurité, parmi d’autres défis, et organiser les élections générales dans le pays (ce qui ne l’octroie pas le plein pouvoir d’agir à tout-va ni d’être indifférent aux multiples revendications sociales).

L’une des constantes de presque toutes les conjonctures [de crises] politiques en Haïti depuis la fin de la dictature, notamment pendant les expériences de gouvernance intérimaire, c’est l’insécurité. Les seules nuances qu’on peut établir se rapportent aux auteurs et complices des actes d’insécurité et à l’ampleur des exactions. Avant le 7 février 1986, il s’agissait surtout des hommes de main civils duvaliéristes (les Tontons macoutes). Les zenglendos[13] et le vestige de l’armée mise en place par les occupants américains et domestiquée les forces duvaliéristes ont poursuivi certaines pratiques de terreur et de répression contre la population civile. Le Front Révolutionnaire Armé pour le Progrès d’Haïti (FRAPH) créé en 1991, devenu Front pour l’Avancement et le Progrès Haïtien et les gangs tels qu’ils sont connus aujourd’hui sont autant d’auteurs de cas d’insécurité commis contre de la population.

L’ampleur des actes de violence et les personnes impliquées directement ou indirectement ont également évolué en Haïti. Enlèvements contre rançons, viols, incursions féroces dans beaucoup de quartiers, pillages suivis d’incendies de bâtiments publics et privés, postes de péage sur des axes routiers… sont autant de manifestations de l’insécurité dans le pays depuis environ trois ans. Des acteurs politiques, économiques et religieux[14] participent au renforcement et à la protection des bandes armées. Le CPT doit obligatoirement adresser ce problème.

Comme deuxième tâche principale du Conseil Présidentiel de Transition, l’organisation d’élections n’est qu’un fantasme sans la résolution du problème de l’insécurité. La situation de la Police nationale d’Haïti (PNH) étant ce qu’elle est aujourd’hui (malversations au plus niveau de l’institution, manque d’armements et de munitions, cas de complicité avec les bandes criminelles…), comment le CPT peut-il parvenir à neutraliser les gangs ? Rappelons que parmi les critères autoritairement imposés par la CARICOM[15] pour être membre de ce Conseil, il fallait appuyer la résolution 2699 onusienne sur le déploiement de la mission multinationale de soutien à la sécurité (MMSS). Les positions s’opposent sur la question, mais tous et toutes se rendent à l’évidence qu’un soutien à la PNH s’avère nécessaire pour endiguer les exactions des gangs. Pour le moment, le pays est pris entre le marteau de la férocité des gangs et l’enclume de la énième occupation militaire qui ne dit pas son nom. Au risque d’assimiler méchamment nos propos à ceux d’un personnage qui n’est pas touché par la terreur des gangs, la MMSS telle que définie par le Conseil de sécurité des Nations Unies doit être appréhendée comme la réalisation de l’agenda des puissances impérialistes dominantes en Haïti. Il faut la dénoncer autant qu’il faut exiger une prise en charge véritable de la sécurité de la population par la force de police nationale munie de moyens nécessaires à l’accomplissement de sa mission.

L’insécurité étant l’une des principales préoccupations des Haïtiens et Haïtiennes actuellement, il faut l’aborder sans délai ni condition. C’est encore plus urgent à l’approche des joutes électorales. En fait, les contextes d’organisation d’élections dans le pays sont très souvent émaillés de violences : assassinats[16], incendies de locaux au service de l’institution électorale, menaces et agressions physiques… Ce qui conduit fréquemment à des crises, à l’instar de la période post-électorale de 2000. En effet, « les élections de l’année 2000 ont aggravé la crise socio-politico-institutionnelle dans laquelle le pays se débat depuis des années. Elles ont contribué à la renforcer et à l’aggravation de la crise économique » (Coalition nationale pour les droits des haïtiens, 2002 : 52). Il ressort que l’insécurité pendant et après les élections en Haïti est d’abord politique, dans la mesure où les forces en présence s’en servent généralement pour atteindre leurs objectifs (imposer leur choix, combattre leur adversaire, sauvegarder un espace de pouvoir…).

Comme la tenue régulière d’élections ne font pas partie des traditions haïtiennes, les expériences de gouvernance transitoire ont toujours cette tâche à accomplir. Dans beaucoup de cas, c’est suivant les directives de la communauté internationale qui, finalement, impose sa volonté au pays. C’est en ce sens que les prochaines élections (du début à la fin du processus) présentent un enjeu fondamental pour les forces populaires, un terrain de lutte et non une finalité. « La lutte pour la conquête du pouvoir est fondamentalement une lutte pour l’existence, puisque son objet est l’établissement d’une société meilleure. Dès lors, le pouvoir devient l’enjeu de la lutte politique » (Claude, s. d.). Au lieu de se distancier de cette voie et d’investir uniquement le champ des luttes revendicatives, les organisations populaires doivent conjuguer leurs efforts afin d’affronter les forces réactionnaires aux prochaines élections. L’avenir du pays pour les vingt prochaines années sera discuté dans ces élections.

En guise de conclusion

Beaucoup de celles et ceux qui arrivent au pouvoir en Haïti ne sont pas animés du souci de la gestion saine et responsable de la chose publique. Le Conseil Présidentiel de Transition obtient cet héritage. Il peut le reproduire, c’est surtout ce qui crée les inquiétudes. Il peut aussi en faire la rupture, ce qui nourrit les espérances. La communauté internationale dominante en Haïti voudra certainement pérenniser le statu quo. Cela craint également pour les intérêts nationaux. Plus que jamais, les forces progressistes et patriotiques sont obligées d’articuler une alternative appropriée. C’est le premier pas à réaliser par celles et ceux qui veulent instaurer dans le pays un régime qui rompt avec la pratique d’appliquer en bon élève les « solutions » préconisées par Washington. Les organisations politiques et populaires progressistes doivent mettre en place des mécanismes significatifs de lutte pour de la transformation sociale et agir concrètement en ce sens. Elles doivent cesser de s’enfermer dans l’attentisme, reformuler leur rapport au pouvoir et faire preuve d’inventivité.

Le dernier cycle de crise débuté peu avant l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse renforce les discours de désolation et de fatalité au sujet du relèvement du pays. Le changement tant rêvé ne parait pas envisageable à brève échéance. À chaque expérience, les pouvoirs rétrogrades et inefficaces se succèdent, alors que le pays se meurt. Pour ce qui nous concerne, le pire est la disparition ou le relâchement observé dans certaines organisations qui devaient jouer un rôle d’avant-garde. Les organisations sont formées d’êtres humains, dira-t-on avec raison. De toute manière, cette situation représente une épée de Damoclès suspendue sur le pays, dans la mesure où il faut des Haïtiens et des Haïtiennes pour transformer Haïti. Des anges ne descendront pas du ciel pour le faire à notre place, les missions onusiennes et les forces réactionnaires non plus.

Dans ce contexte où les inquiétudes bousculent les espérances quant à l’avenir du pays, nous terminons cet article avec un extrait de Roger Petit-Frère[17] et un autre de Jean Casimir qui concordent avec la conjoncture actuelle: « Conciliant stratégie et tactique, pratique et théorie, tradition et création, elles (les forces démocratiques) doivent vaincre les forces réactionnaires grâce à leur intelligence, sur base de mots d’ordre clairs et précis, tout ceci dans une alliance avec le peuple, la seule force capable de soulever les montagnes avec efficacité et compétence ». Tout ce qu’il nous faut, c’est de nous mettre intégralement en lutte, car « le chemin n’existe pas, il faut le faire en marchant ; il n’est pas tracé d’avance, il n’y a pas de guides, ni de flèches pour nous donner la direction. Nous devons le faire en avançant »[18].

Notes

[1] Notre délimitation pourrait tenir compte d’une période plus éloignée que juin 2021, dans la mesure où les affrontements des gangs à Martissant ont débuté bien avant. Mais l’assiègement de la route nationale numéro 2, rendant extrêmement difficile l’accès à quatre départements (Grand’Anse, Nippes, Sud, Sud’Est) et à une partie de l’Ouest, a débuté précisément le 1er juin 2021.

[2] Nous entendons par pillage, tout ce qui résulte des dispositifs mis en place par des forces internes ou externes en vue de s’approprier des ressources du pays.

[3] Le terme esclavisé fait référence au processus de déshumanisation, surtout de chosification auquel les ancêtres déracinés d’Afriques étaient soumis jusqu’à leur arrivée en Amérique.

[4] Suivant l’article 2 de la Convention haïtiano-américaine du 16 septembre 1915, sanctionnée le 11 Novembre 1915, « le Président d’Haïti nommera, sur la proposition du Président des États-Unis, un Receveur général et tels aides et employés qui seront jugés nécessaires pour recouvrer, recevoir et appliquer tous les droits de douanes, tant à l’importation qu’à l’exportation, provenant des diverses douanes et ports d’entrée de la République d’Haïti » [dans Suzy Castor (1988), L’occupation américaine d’Haïti, p. 249].

[5] Castor (1988 : 64) souligne en ce sens que « le sous-secrétaire de la Marine, Franklin Delano Roosevelt, théoricien de la doctrine du Bon Voisinage, fut l’architecte de cette Constitution ». Le satisfecit de Roosevelt est exprimé dans l’extrait suivant que l’auteure reprend de F. Cuevas Cancino : « Vous devez savoir que j’ai participé dans l’administration de deux petites républiques. En réalité, j’ai écrit moi-même personnellement la Constitution d’Haïti et si vous le permettez, je vous dirai que c’est une très bonne Constitution ».

[6] L’occupant américain a même mis en place des stratégies visant à déplacer les capitaux européens au profit de ceux de ses propres ressortissants (Étienne, 2007 : 169).

[7] La sécurité compte parmi « les multiples revendications sociales », mais elle semble en être détachée des préoccupations exprimées dans les contextes de gouvernance intérimaire.

[8] Front national pour le changement et la démocratie.

[9] Le Conseil des Sages est un organisme formée le 5 mars 2004 qui aurait le rôle de contrôle et de consultation à l’administration intérimaire Boniface-Latortue.

[10] Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti. Déployée dans le pays entre juin et juillet 2004, les activités de cette mission ont officiellement pris fin en octobre 2017.

[11] Organisation des États Américains.

[12] Créée en 2003, cette structure est composée des Ambassadeurs d’Allemagne, du Brésil, du Canada, d’Espagne, des États-Unis d’Amérique, de France, de l’Union Européenne, du Représentant spécial de l’Organisation des États Américains et de la Représentante spéciale du Secrétaire Général des Nations Unies.

[13] Selon la définition de Jean Alix René (2003), ils sont des malfaiteurs, organisés généralement en bandes.

[14] En juillet 2022, des armes et des munitions importées en Haïti sous le couvert de la franchise de l’Église Episcopale ont été découvertes lors d’une fouille réalisée par des agents du Bureau de lutte contre le trafic de stupéfiant (BLTS) accompagnés d’agents de la douane.

[15] Communauté des Caraïbes, en français.

[16] Même les candidats ne sont pas épargnés. C’est le cas de Yves Volel, leader du Rassemblement Démocrate Chrétiens, candidat aux élections de novembre 1987. Il a été abattu le 13 octobre 1987.

[17] Roger Petit-Frère, Sortie démocratique : quelle issue ? Dans Rencontre, No 8, aout-septembre 1993.

[18] Jean Casimir, Sécurité et supervision internationale des élections. Dans Forum libre du jeudi (1991), Elections et insécurité en Haïti, Imprimerie Le Natal S.A.

Bibliographie

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CHARLES, Etzer (1994). Le pouvoir politique en Haïti de 1957 à nos jours. Paris : Éditions Karthala et ACCT.

CLAUDE, Sylvio C. (s.d.). La politique. Groupe Enquêtes Cinémapresse. Collection : Verbe libre – 89.

Coalition nationale pour les droits des Haïtiens (2002). Élections de l’année 2000: Conséquences et impacts sur le processus de démocratisation et sur la lutte pour l’établissement d’un État de droit. Enquête de la NCHR.

CRESFED (1993). Rencontre. No 8.

DESPINAS, Jean Yves (2008). La pauvreté en Haïti: Contextes historiques et politiques d’ajustement structurel. Port-au-Prince : Édition La Rebelle.

DOURA, Fred (1995). Haïti-Plateau Central. Société: économie et paysannerie. Québec :Les Éditions du CIDIHCA.

ÉTIENNE, Sauveur Pierre (2007). L’énigme haïtienne. Échec de l’État moderne en Haïti. Québec : Mémoire d’encrier et Les Presses de l’Université de Montréal.

Forum libre du jeudi (1991), Élections et insécurité en Haïti. Port-au-Prince : Imprimerie Le Natal S.A.

JEAN, Jean-Claude et MAESSCHALCK, Marc (1999). Transition politique en Haïti. Radiographie du pouvoir Lavalas. Paris : L’Harmattan.

LUCIEN, Georges Eddy (2013). Une modernisation manquée. Port-au-Prince (1915-1956). Volume 1 : Modernisation et centralisation. Port-au-Prince : Éditions de l’Université d’État d’Haïti.

RENÉ, Jean Alix (2003). La Séduction Populiste. Essai sur la crise systémique haïtienne et le phénomène (1986 – 1991).

Politique

Haïti s’enfonce dans la crise tandis que le Core Group maintient Ariel Henry au pouvoir

Par Wisvel Mondélice

En Haïti, la crise socio-politique, économique et institutionnelle prend de l’épaisseur d’heure en heure. Elle se manifeste sous diverses formes et engendre de graves conséquences sur les couches les plus vulnérables de la population. Utilisé dans un contexte général, le terme [crise] renvoie à la fois à une rupture des dynamiques et équilibres antérieurs et à une incapacité présente à réguler ou à stabiliser le jeu des relations pour assurer une suffisante stabilité [1]. Dans le cas d’Haïti, plus la crise s’envenime, plus certains acteurs veulent la pérenniser au lieu de la conjurer.

Dans l’aggravation de la situation du pays, le Core Group est connu actuellement comme ayant une responsabilité majeure. Cette structure, devons-nous le rappeler, est composée des Ambassadeurs d’Allemagne, du Brésil, du Canada, d’Espagne, des États-Unis d’Amérique, de France, de l’Union Européenne, du Représentant spécial de l’Organisation des États Américains et de la Représentante spéciale du Secrétaire Général des Nations Unies. Mais il n’est pas le seul acteur de la crise. L’on peut citer : le Premier ministre de facto Ariel Henry – le troisième représentant du Parti haïtien tèt kale (PHTK) au timon des affaires de l’État haïtien -, les organisations politiques et sociales [réelles ou fantômes] ayant signé l’« Accord » du 11 septembre 2021 et les dix-huit (18) ministres de ce gouvernement de facto. Quinze (15) mois après que le Core Group ait désigné Ariel Henry comme Premier ministre, treize (13) mois après la signature de l’« Accord » du 11 septembre 2021, trois (3) mois après le renouvellement du mandat du BINUH, il est évident que la situation globale du pays est catastrophique. Faisons une petite rétrospection pour mieux analyser la crise actuelle en partant des émeutes de 2018.

Le peuple haïtien se défend, le Core Group attaque, certains acteurs politiques profitent

Un cycle de mobilisation s’est déclenché dans le pays les 6, 7 et 8 juillet 2018 à la suite de l’augmentation des prix des produits pétroliers par l’administration de l’ex-président Jovenel Moïse. Celle-ci s’est obstinée à exécuter l’ordre du Fonds monétaire international (FMI) qui s’oppose à l’idée de subventionner le carburant dans le pays. En outre, d’autres manifestations ont eu lieu un peu partout sur le territoire. Les manifestants ont dénoncé la corruption (notamment dans la gestion des fonds du programme de Petrocaribe) et le projet de loi de finances 2017-2018 dit criminel. Ils ont aussi protesté contre l’ex-président Jovenel Moïse. En dépit des intenses mouvements de protestation, grâce à l’appui de la communauté internationale, notamment des États-Unis d’Amérique, Jovenel Moïse est resté au pouvoir après la fin constitutionnelle de son mandat, le 7 février 2021, et ce, jusqu’à son assassinat le 7 juillet de la même année.

À la suite de l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse, pour mettre fin au conflit de leadership entre le premier ministre sortant, Claude Joseph, et l’entrant, Ariel Henry, nommé quarante-huit (48) heures avant l’assassinat, le Core Group a choisi le second en lui confiant la mission « d’organiser les élections générales le plus vite que possible ». Recherchant de façon malhabile une forme de légitimité, Ariel Henry a fait publier au journal officiel Le Moniteur[2] l’« Accord » politique pour une gouvernance apaisée et efficace de la période intérimaire, communément appelé Accord du 11 septembre 2021. Avec ce document signé notamment par quelques ancien.e.s opposant.e.s[3] de Jovenel Moïse, les luttes populaires déclenchées au début du mois de juillet 2018 ont changé de cadre, passant ainsi des manifestations de rue à l’espace de concertation et de dialogue politiques. Ce qui a favorisé certains acteurs politiques parfois chahutés et mis à l’écart pendant les mobilisations et renforcé l’emprise des États-Unis d’Amérique qui exercent aisément leur domination sur ces acteurs. Ainsi le pouvoir exécutif est-il exercé par Ariel Henry et ses ministres de facto qui ne manifestent aucune volonté d’aborder les grandes questions nationales, dont l’insécurité, le dysfonctionnement des institutions républicaines et l’inflation.

Des missions pour renforcer la dépendance du pays en le faisant rêver sans vraiment l’aider

Le Conseil de sécurité de l’ONU a entre-temps renouvelé, le vendredi 15 juillet 2022, le mandat du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH) pour une année supplémentaire. Cette mission politique spéciale créée le 25 juin 2019 par la résolution 2476 du Conseil de sécurité a remplacé la Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti (MINUJUSTH). Cette dernière a succédé à la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH), toutes des missions qui ne font que souiller la souveraineté du pays. Selon la résolution qui a renouvelé le mandat du BINUH, celui-ci doit, entre autres, contribuer au renforcement de la gestion et du contrôle des frontières et des ports, contribuer à lutter contre le trafic et le détournement d’armes et de munitions sur le territoire, soutenir tous les efforts déployés pour lutter contre les gangs. Malgré la présence du BINUH, la situation sécuritaire s’est aggravée en Haïti. En cela, plus d’un estime que le BINUH est complice de ladite situation et proteste contre cette mission dont le départ inconditionnel du pays est vivement exigé.

L’organisation précédemment citée (le Core Group) et toutes ses composantes ne se contentent pas de mettre en place des dispositifs en vue de l’application de leur agenda politique en Haïti, elles prennent constamment des positions qui traduisent leur volonté de pérenniser la crise à leur profit. L’entretien du secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres[4], à France 24 et Radio France international (RFI) le 18 septembre 2022 ; celui du secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro[5], à Miami Herald le 11 août 2022 ; les propos de Juan Gonzalez[6], l’assistant principal du président Joe Biden, rapportés par Miami Herald le 19 septembre 2022 en témoignent. Ces déclarations prouvent qu’ils sont tous solidaires du gouvernement de facto d’Ariel Henry.

Niant leur responsabilité dans la crise en Haïti[7] et sapant tous les efforts concertés de beaucoup d’acteurs nationaux en vue de la résoudre, ces institutions (le Core Group et ses membres) souhaitent toujours remplir la fonction de médiation ou s’autodéfinissent paradoxalement comme instances de médiation quand elles n’ordonnent pas tout bonnement ce qu’il faut faire. En ce sens, Luis Almagro a déclaré à Miami Herald le 11 août 2022 :

De toute évidence, nous n’avons jamais eu les ressources financières pour construire des institutions en Haïti. Clairement, nous n’avons jamais eu les ressources financières pour assurer la sécurité en Haïti, et clairement nous n’avons jamais eu les ressources financières pour le développement d’Haïti. C’est ce que nous demandons maintenant, parce que rien d’autre n’a fonctionné. Nous demandons de nous laisser assumer cette responsabilité, maintenant, dans le pire moment d’Haïti[8].

Quid du Conseil de sécurité des Nations Unies qui a réaffirmé « la nécessité pour toutes les parties prenantes haïtiennes de parvenir, avec l’appui du BINUH, à un accord urgent sur un cadre pérenne […][9] » ? Le BINUH est-il en train d’appuyer une recherche de solution à la crise ? Nous n’en sommes pas certains. Il est difficile d’imaginer que cette mission pourrait contribuer à la résolution de la crise en Haïti. Ce serait trop vite oublier une donnée essentielle : c’est Mme Helen Meagher La Lime la responsable du BINUH. Elle est aussi la représentante spéciale du Secrétaire général des Nations Unies en Haïti. Sur la situation sécuritaire d’Haïti, le rapport du Secrétaire général de l’ONU présenté au Conseil de sécurité le 25 septembre 2020 a fait état d’une diminution des actes criminels dans le pays du 1er juin au 31 août 2020 grâce à la Fédération des gangs du G9. En fait, le BINUH ne contribue pas à combattre les gangs. Cela étant dit, aucune des composantes du Core Group n’a ni la légitimité, ni la réputation qu’il faut pour appuyer un processus de dialogue en vue de la résolution de la crise en Haïti. Vu le ras-le-bol du peuple haïtien en lutte envers ces organisations, elles doivent envisager autre chose. À quelle panacée pensent-elles déjà ?

L’occupation militaire, l’option adoptée par les forces impérialistes pour mieux enfoncer le pays dans le chaos

À l’ex-ambassadrice très critiquée des États-Unis d’Amérique en Haïti (2012-2015), Pamela Ann White, d’anticiper. En effet, estimant qu’« il est temps de jeter les gants et d’arrêter de prétendre que la diplomatie “normale” fonctionnera en Haïti », elle a indiqué, le 29 septembre 2022, qu’il faut des « bottes sur le terrain dès maintenant ». En guise de collaboration[10], Ariel Henry et les dix-huit (18) ministres de son gouvernement de facto en ont fait la demande formelle à travers une résolution publiée dans le journal officiel Le Moniteur le 07 octobre 2022. Encore des bottes comme en 1492, en 1915, en 1994 et en 2004. Face aux calamités qu’elles nous inventent, certaines « grandes » ambassades, notamment celle des États-Unis d’Amérique, pensent à nous imposer de fausses solutions juste dans leur propre intérêt. C’est la raison pour laquelle elles n’ont pas intérêt à ce qu’une issue haïtienne soit trouvée à la crise qui ronge le pays.

À mesure que la crise perdure en Haïti, la communauté internationale impérialiste, sous la baguette du gouvernement américain, soutient Ariel Henry[11]. Chez Ariel Henry lui-même, il y a une absence manifeste de volonté d’aborder la crise. Son attitude l’a déjà prouvé lors des rencontres avortées avec certains acteurs. Entre-temps, la situation du pays est caractérisée par l’augmentation de la violence des gangs, l’accentuation de l’inflation par l’augmentation des prix de l’essence, les intenses mouvements de protestation réclamant la démission d’Ariel Henry et de son gouvernement de facto, etc. Dans ce contexte, le ministre des affaires étrangères et des cultes, Jean Victor Généus, a déclaré, le 24 septembre 2022, à la 77ème session de l’Assemblée générale des Nations Unies, que la situation du pays est globalement sous contrôle. De quel contrôle s’agit-il ?

Conclusion

À un moment où la crise d’Haïti dépasse son état de pourrissement, Ariel Henry et son gouvernement de facto, dans le mépris total du peuple haïtien, attendent le « verdict » du Conseil de sécurité des Nations Unies qui sera prononcé probablement le 17 octobre 2022, date de la commémoration du 216ème anniversaire de l’assassinat de Jean-Jacques Dessalines en Haïti. Conscients que les forces impérialistes sont dominantes au sein de l’ONU (notamment au Conseil de sécurité), nous n’occultons pas les contradictions qui s’y expriment fort souvent. Cela étant dit, il ne tient qu’aux forces progressistes haïtiennes de tenir compte de façon lucide de ces contradictions dans leurs luttes. Aussi, il revient au peuple en lutte de demeurer actif et mobilisé, aux organisations politiques et de la société civile soucieuses d’une solution haïtienne à la crise d’intensifier les discussions en accord aux revendications populaires en vue d’une issue conséquente à la tragédie en cours, enfin, à la gauche progressiste et révolutionnaire de se mettre à la hauteur de ses responsabilités.

NOTES

[1] Giust-Desprairies, F. (2016). Crise. Dans : Jacqueline Barus-Michel éd., Vocabulaire de psychosociologie: Références et positions (pp. 110-119). Toulouse: Érès. https://doi.org/10.3917/eres.barus.2016.01.0110

[2]  Spécial No 46 sorti le vendredi 17 septembre 2021.

[3] André Michel, Marjorie Michel, Nenel Cassy, Edmonde Supplice Bauzile, Sorel Jacinthe, etc.

[4] Dans le contexte des mouvements de protestation contre le gouvernement de facto d’Ariel Henry et l’augmentation des prix des produits pétroliers, il a laissé entendre que « ce ne sont pas des mouvements politiques, ce sont des gangs malheureusement infiltrés aussi par des gens liés aux pouvoirs économique et politique ». Des propos susceptibles de discréditer la lutte du peuple haïtien pour de meilleures conditions de vie.

[5] Il a soutenu que le retour des Casques bleus de l’Organisation des Nations unies (ONU) ainsi que la rédaction d’une nouvelle Constitution s’avèrent nécessaires en Haïti dans ce contexte de crise.

[6] Parlant des manifestations populaires, il a déclaré qu’elles sont « financées par des acteurs économiques qui risquent de perdre de l’argent ». « Ce sont des gens qui souvent ne vivent même pas en Haïti, qui ont des manoirs dans différentes parties du monde, et qui paient pour que les gens aillent dans les rues ».

[7] Par exemple, l’implication de l’OEA dans les opérations électorales frauduleuses de 2010 ou le soutien indécent du gouvernement américain à l’ex-président Jovenel Moïse jusqu’à son assassinat le 7 juillet 2021.

[8] Le caractère gras est de nous.

[9] C’était lors de la séance de renouvellement du mandat du Bureau intégré des Nations Unies en Haïti (BINUH), le vendredi 15 juillet 2022.

[10] Nous disons collaboration parce qu’Ariel Henry n’est qu’un pantin auquel le Core Group a remis le pouvoir politique en vue d’exécuter ses ordres. D’où, le fait pour Ariel Henry de demander l’envoi d’une force militaire en Haïti, est, à notre avis, une solidarité exprimée à l’endroit de cette institution afin qu’elle réalise son agenda dans le pays.

[11] Au mois de juin 2022, Ariel Henry, nommé premier ministre d’Haïti par le Core Group, a été invité par l’administration de Joe Biden au Sommet des Amériques à Los Angeles. Tandis que Cuba, Nicaragua et le Venezuela dont les dirigeants ont reçu leur mandat par la voie des urnes ont vu leur participation refusée. Après avoir été accueilli par le président des Etats-Unis, Joe Biden, Ariel Henry a multiplié des rencontres bilatérales avec des responsables de la région et a participé à une réunion avec les dirigeants de cinq (15) pays de l’espace Caraïbe présidée par la vice-présidente des États-Unis, Kamala Harris. Il a pu rencontrer l’ambassadeur des Etats-Unis auprès de l’ONU, Linda Thomas-Greenfield ; le secrétaire d’État adjoint aux Affaires de l’Hémisphère occidental, Brian Nichols ; l’ancien président de la Banque interaméricaine de développement (BID), M. Mauricio Claver-Carone et le Secrétaire général de l’Organisation des États américains (OEA), Luis Almagro. Vu les positions clairement exprimées par ces acteurs sur la crise en Haïti (nous en avons déjà relaté plusieurs dans ce travail), il est évident que ces rencontres visent à supporter et légitimer ce gouvernement de facto dans le pays.

Politique, Publications

La présence et l’action des mouvements sociaux dans l’actuelle conjoncture
Posté le mardi 21 décembre 2010 par icklhaiti

 

Par Marc-Arthur Fils- Aimé

Directeur de l’Institut Culturel Karl Levêque, (ICKL)

Le dimanche 28 novembre dernier ont eu lieu en Haïti des élections présidentielles, législatives pour l’ensemble des cent députés et le renouvellement d’un tiers du sénat. Comme il était à prévoir, ces joutes ont débouché sur des contestations véhémentes tous azimuts -nationales et internationales- et des manifestations de rue avec un fond de violence à travers presque tout le pays.

Comment comprendre ces derniers évènements ?

Dès l’annonce du déclenchement du processus électoral en mars-avril derniers après le terrible tremblement de terre du 12 janvier, les partis politiques impliqués dans cette mouvance, qui sont jusqu’à présent malheureusement tous de droite, avaient élevé leur voix pour dénoncer le Conseil Électoral Provisoire (CEP), cet appareil chargé d’organiser ces élections. Ils clamaient haut et fort qu’ils n’y participeraient pas sous l’autorité de cet organe qui, selon eux, est totalement inféodé au pouvoir. Ce furent les premiers soubresauts, annonciateurs des bouleversements de la semaine du 8 décembre.

Le président Préval qui a une certaine maîtrise du comportement de la classe politique traditionnelle à laquelle il s’est associé depuis le premier mandat du président Aristide au début de la décennie 90, n’a à aucun moment décidé d’apporter de modifications à la composition du CEP. Au contraire, avec l’appui de la communauté internationale qui est l’autorité de tutelle du pays depuis le départ de l’ex-président Aristide le 28 février 2004 et la principale maîtresse d’œuvre de ces élections, il a maintenu l’équipe des neuf conseillers jusqu’à aujourd’hui. Même en plein milieu de cette crise, il lui a accordé sa confiance dans sa première et seule intervention faite jusqu’à maintenant. Le chef de l’État en surestimant sa capacité de manœuvrer la gent politicienne, empreinte d’un grand mépris envers celle-ci, avait sous – estimé son impopularité au sein de toute la population. Il pensait que le peuple développait une allergie générale à la politique alors que ceci n’est vrai qu’envers une certaine politique dont il est le principale responsable pendant deux quinquennats. Les masses se cherchent ardemment.

En effet, au fur et à mesure de l’approche de la date fatidique et constitutionnelle de ce dernier dimanche de novembre, les actrices et les acteurs soit en se désolidarisant de leur parti, soit en suivant la courbe opérée par le leur, se sont alignés sur le calendrier officiel pour présenter leur candidature à l’une des trois instances à briguer citées ci-dessus. De prime abord, les organisations issues du mouvement social et les grandes masses populaires d’une façon générale, se montraient très peu intéressées aux élections. Elles avaient affiché une très grande indifférence vis-à-vis de tout le processus, une indifférence qui s’est intensifiée avec le louvoiement, le dévoiement et la trahison de la plupart des candidats à l’égard de leur parti respectif. Alors que les masses populaires et de plus en plus la couche inférieure de la petite- bourgeoisie sombrent dans l’indigence la plus complète sous la férule de la communauté internationale, la classe politique n’a jamais même esquissé un plan alternatif à leur situation. Apparemment, on dirait que la vie des gens se déroule parallèlement aux activités des politiciennes et des politiciens. L’émergence sur la scène politique nationale de Wycleff Jean, un artiste-vedette d’une aura internationale, a déclenché un premier choc inattendu.

Cependant, sa candidature à la présidence a été rejetée par le CEP parce que M. Jean n’a pas résidé pendant cinq années consécutives dans le pays, d’après le prescrit de la Constitution. Tout semble faire croire que l’appui d’une fraction de la jeunesse, surtout issue du milieu urbain, à cette nouvelle figure dans la jungle de la politique traditionnelle, a ébranlé la volonté de la population. Un autre artiste, Michel Martelly, a occupé l’espace laissé par M. Jean. On a constaté depuis, une sensibilité quant à ces élections dans certaines catégories sociales qui se définissaient progressivement. Ce sont des jeunes des quartiers populaires qui pour des raisons idéologiques très peu claires, offraient leur support à tel ou tel candidat plutôt qu’à tel ou tel parti politique sous la bannière de laquelle s’est présenté le candidat. Que peut- on dire en effet en effet du mouvement social d’une façon générale ? Le mouvement social haïtien ne s’est pas vraiment mobilisé dans l’actuelle conjoncture. Tout au cours de la campagne électorale, tous les candidats et les candidates, à l’exception de ceux et de celles du camp au pouvoir, n’ont pas cessé d’afficher leur méfiance vis-à-vis du CEP pendant qu’ils menaient leur campagne. Ce discours a emparé l’esprit des gens et a affecté négativement dans une certaine proportion la participation de plus d’un. Effectivement, le déroulement des votes a été d’un désordre total programmé en faveur du camp officiel, mais un désordre dont tous les partis ont profité à des degrés moindres pour augmenter leur chance de réussite. Grâce aux fraudes massives et aux irrégularités de toutes sortes presque dans toutes les circonscriptions territoriales, le poulain du président Préval est arrivé en deuxième position contrairement à l’attente presque générale. Ces élections ont constitué une occasion pour disqualifier le gouvernement qui n’a pris les mesures nécessaires ni pour contrer les méfaits du tremblement du 12 janvier 2010, ni pour panser les dégâts du cyclone Tomas et neutraliser l’expansion du choléra qui allonge quotidiennement le cortège de ses victimes. C’est pourquoi les personnes qui guettaient le suffrage du grand public sous le chapeau du parti du président, un parti monté à l’emporte-pièce en vue même de ces élections, ont mordu la poussière. Les magouilles qui ont éclaboussé le déroulement des votes ont caché dans une large mesure la grande abstention populaire. Celle- ci est aussi une autre façon choisie par bien d’autres pour exprimer leur mécontentement à l’égard des membres du pouvoir et de celles et ceux qui cherchent à les remplacer. Il n’y a pas eu de confrontation de projets entre un pouvoir et son opposition, car les deux camps participent d’une même matrice politique et idéologique. Mais, c’est plutôt un combat interne entre des prétendants d’un même bloc.

D’où est venue cette fièvre postélectorale qui a brûlé la société haïtienne ces derniers jours ? Le mouvement populaire haïtien s’est-il redressé de son mépris envers la classe politique qui la subjugue depuis plus de deux cents ans ?

Les fractions populaires qui ont extériorisé leur colère contre le résultat des élections proclamées par le Conseil Électoral Provisoire ne relèvent pas vraiment du mouvement social qui, en théorie, est composé de l’ensemble des forces organisées, quelles que soient leur influence réelle sur le terrain pratique. Les manifestantes et les manifestants dont la plupart sont dans une fourchette d’âge de 13- 14 ans à 25-26 ans crachaient leur exacerbation pour exiger le respect de leur vote surtout en faveur de Michel Martelly, ne sont en grande partie membres d’aucune organisation de masse ou d’aucun parti politique. S’ils n’avaient pas arboré les photos de leur candidat, il aurait été difficile de penser qu’il s’agissait d’un mouvement politique tant les mots d’ordre, les revendications réelles des masses étaient absents. Tout cela a facilité des violences inutiles, la présence marquée de bandits de grand chemin et la fin pitoyable de cette agitation. Cette agitation s’est amplifiée dans les rues par une sorte d’effet de boule de neige. Des gens qui n’ont pas encore l’âge citoyen de voter, ou qui n’ont pas pu voter parce qu’ils ne détiennent pas pour une raison ou pour une autre leur carte électorale réclamaient le respect de leur vote. Pourtant, ne faut-il pas maintenir seulement l’aspect physique du débordement populaire qui est l’expression d’un rejet radical du règne de Préval.

Le mouvement populaire haïtien a toujours été paralysé par les dictatures successives qui ont assombri notre histoire de peuple libre. Celle des Duvalier s’est révélée la plus meurtrière et la plus longue d’entre toutes. Le mouvement commençait à relever sa tête après le départ de ces derniers pour subir successivement à nouveau deux terribles coups de massue avec l’avènement du président Aristide en février 1991 et le Coup d’État du 28 septembre de la même année. Des militaires sous la dictée de l’impérialisme américain ont stoppé le premier élan populiste du prêtre devenu président quelque sept mois après son investiture. Il a été cette fois- là et jusqu’à date le premier et le seul président élu démocratiquement depuis la proclamation solennelle de notre indépendance, le premier janvier 1804. Avant la première occupation américaine, c’étaient les paysans que des grands propriétaires fonciers manipulaient à tous les moments pour parvenir au prix des luttes fratricides au timon des affaires de l’État, à la manière des caudillos latino- américains. Depuis quelques années, la classe des petits-paysans tend à s’organiser tant à un niveau national qu’à celui régional. Des associations paysannes de diverses natures sont éparpillées dans toutes les sections communales du pays Si cette classe se débarrasse peu à peu des griffes des grands propriétaires politiciens qui les conduisaient sans merci dans des batailles qui ne la concernaient pas en premier chef, elle ne s’est pas encore totalement affranchie de la nouvelle mouture de la classe politique traditionnelle qui détient toujours le secret pour infiltrer et détourner ses organisations en leur avantage. Le même constat se poursuit aussi dans tous les milieux urbains avec des organisations dont beaucoup d’entre elles, sont prétentieusement appelées populaires parce qu’elles ont seulement pris naissance dans un quartier défavorisé. Ce qui, au premier réflexe, semble une grande force, dissimule dans la réalité quotidienne une immense faiblesse parce qu’il n’existe pas malheureusement pour le moment un vecteur capable d’en fédérer les plus saines. L’initiative des luttes à caractère populaire a changé de camp. Aujourd’hui, ce sont les jeunes des quartiers populaires qui sont devenus la force principale des grandes sorties revendicatives politiques. Cependant, leurs mouvements quand ils ne sont pas spontanés, sont conçus à l’avantage d’un quelconque leader politique et dépourvus de toute autonomie. Ainsi, n’aboutiront-ils nulle part sauf à la promotion personnelle de quelques individus. Le mouvement syndical se trouve aujourd’hui très affaibli. La montée du chômage, la nouvelle orientation de la bourgeoisie locale à la recherche des profits immédiats dans le cadre de la globalisation au détriment de la liquidation des anciennes industries de substitution ont largement contribué au recul de l’organisation du prolétariat.

Le mouvement social est tout naturellement divisé parce qu’il renferme des groupes sociaux d’intérêts divergents et antagoniques. Beaucoup d’associations professionnelles, paysannes, socio-économiques se sont prononcées pour ou contre les élections sans pour autant que leur rôle ait pu influencer sensiblement le cours de ces évènements. Les classes travailleuses urbaines unies à celles rurales ne se sont pas encore montrées prêtes à utiliser leur force révolutionnaire pour diriger en faveur de toute la classe des exploités, leurs principales batailles politiques. La construction d’un parti politique digne de ce nom, le Camp du Peuple, Kan Pèp la, est à ce point à construire.

 

Politique

L’évangile du développement : entre théorie de la modernisation et théorie de la transition démographique
Posté le mercredi 27 mars 2019 par icklhaiti
Par Walner OSNA, Sociologue

Historiquement, le terme développement n’est pas nouveau dans le domaine économique et social. Il a été déjà présent dès 1908 dans l’ouvrage de Gustave Schmoller, Principes d’économie politique, dont le chapitre qui termine le volume V fut intitulé Principes théoriques du développement économique (Jean Ronald Legouté, 2001). Mais, il fallait attendre la première moitié du XXe siècle pour que ce terme prenne un essor important dans le monde. Et ceci, il allait devenir plus tard un objet d’étude et plusieurs disciplines en font des spécialisations. Ainsi, aujourd’hui on parle de : sociologie du développement, économie du développement, développement international, etc. Comment ce terme est-il devenu si important ? Selon plus d’un, le concept de développement a fait cette apparition d’envergure après la seconde « guerre mondiale » de 1939-1945. C’était le moment où la question de la reconstruction de l’Europe post-guerre était dans les débats en Occident.

Le politologue suisse Gilbert Rist (1996), dans son ouvrage, « Le développement : histoire d’une croyance occidentale » explique le contexte sociohistorique dans lequel le concept de « développement » fut inventé. C’est un contexte d’après-guerre, « la seconde guerre mondiale », où l’Europe avait été ruinée. Deux puissances de l’époque, les USA et l’URSS, se sont préoccupées de la situation de l’Europe, bien entendu pour des raisons différentes. Au lendemain de la guerre, la reconstruction de l’Europe était la préoccupation des puissances. Ainsi, les États-Unis ont élaboré le Plan Marshall pour relever l’économie européenne et trouver d’autres marchés pour leur production. C’est en ce sens que Rist (1996 :116) a écrit « D’où le lancement du plan Marshall, le 5 juin 1947, pour venir en aide à l’économie européenne et fournir des débouchés au gigantesque potentiel américain de production qu’il fallait reconvertir après la fin du conflit ». Mais, il y a aussi l’enjeu des pays d’Europe qui s’orientaient vers les « démocraties populaires ».

C’est dans un tel contexte que le concept de développement allait être inventé avec peu de préoccupation pour les sociétés « extra-occidentales ». Et selon Gilbert Rist (1996), face aux divers changements qui se produisent dans le monde, les États-Unis sont obligés d’adapter leur politique étrangère. Ainsi, dans la préparation du discours de l’ancien président étatsunien Harry Truman du 20 janvier 1949, un quatrième point a été proposé par un fonctionnaire et accepté après certaines hésitations. Les quatre piliers du discours étaient : le soutien de l’ONU par les États-Unis, la poursuite du Plan Marshall, la création de l’OTAN et l’extension de l’aide aux autres pays dits « défavorisés ». Au lendemain du discours, le « Point IV » a fait la une dans la presse étatsunienne.

Ainsi, on a donné la paternité de ce concept à l’ancien président étatsunien Harry Truman qui en fait allusion dans son discours du 20 janvier 1949. Le fameux « Point IV » du discours de ce président constitue un élément fondateur d’un nouveau paradigme, le développement. L’extrait suivant du point IV du discours nous donne une idée :

Les pays occidentaux sont développés, les autres pays sont sous-développés ; les causes du sous-développement sont internes au pays du Sud : ces derniers manquent de progrès techniques et économiques ; l’occident doit diffuser ses progrès pour développer les pays du Sud ; et cette mission se veut humaniste : il s’agit de supprimer « la souffrance des populations », « éradiquer les maladies ». [1]

Le sous-développement comme l’autre face de la médaille, le paradigme du développement, reste implicite dans le discours. Le mot « sous-développé » a été paru au premier paragraphe du « Point IV » du discours. D’où le couple dualiste et duel « développement/sous-développement ». Le mot « développement » n’est pas nouveau. D’après Rist (1996), les diverses utilisations le considèrent comme un phénomène intransitif qui tout simplement, « se produit », sans qu’on y puisse rien changer. Dans ce cas, le « sous-développement » est vu comme naturel. Cet évangile de développement a changé la vision du monde en introduisant un discours homogène et linéaire. La dualité « développés/sous-développés » insinue que le « sous-développement » constitue un stade, un retard par rapport aux autres et que les pays dits « sous-développés » puissent passer au stade de « développement » s’ils suivent le chemin des autres dits développés.

Il faut souligner que ce discours apparaissait également à une époque où le monde a été géopolitiquement divisé en deux grand blocs jusqu’à l’effondrement du mur de Berlin en 1989. À savoir, le bloc de l’Union de la République Socialiste Soviétique (URSS) qui est en face de l’ensemble des grands pays capitalistes dits développés. L’URSS représentait une menace pour les grands pays capitalistes surtout à une époque où il y avait une vague de décolonisation. L’un des enjeux de l’époque était le contrôle de ces pays nouvellement indépendants. Est-ce qu’ils vont se balancer du côté de l’URSS ou dans l’autre camp, celui des États-Unis ? D’ailleurs, le paradigme du développement a été élaboré par les États-Unis dans cette perspective, le contrôle des pays nouvellement indépendants.

Après avoir esquissé le contexte dans lequel le concept « développement » est apparu, on va d’abord présenter brièvement deux grandes théories : la théorie de la modernisation et la théorie de de la transition démographie. Ensuite, il s’agit de démontrer l’intime relation du « problème population » avec les enjeux du développement puis comment les théories alimentent cette relation. Et, on va déceler le tiraillement entre un souci de distanciation et une volonté de maintien de la logique de ces théories dans le monde institutionnel (organismes internationaux, ONG et autres) ainsi que le monde académique.

Deux théories d’un même paradigme : théorie de la modernisation et théorie de la transition démographique

L’économiste étatsunien Walt Witman Rostow est l’un des auteurs qui assoient le fondement de la théorie de la modernisation. On va se référer à son ouvrage « The stage of economic growth. A non-communist manifesto » pour dégager les bases de cette théorie. Dans son ouvrage, Rostow (1990) fait une classification des sociétés suivant leur niveau économique, ce qu’il appelle les cinq étapes de la croissance. En effet, il a élaboré une catégorisation de cinq types de sociétés correspondant à cinq stades de développement. La première qu’il appelle « société traditionnelle » est caractérisée par une agriculture de subsistance basée sur ce qu’il appelle « la science et la technologie prénewtoniennes ». La deuxième est le stade « prédécollage » qui a pour propriété : innovation, entreprise, science moderne, etc. La troisième est le « décollage [2] » qui a pour trait investissement et augmentation de l’épargne, élimination des obstacles à la croissance. Le quatrième stade est la « maturité » où la société atteint un haut niveau d’accroissement de l’investissement, des secteurs économiques nouveaux, une extension de la technologie moderne à tous les secteurs économiques.

À propos de maturité, il écrit : « formellement, nous pouvons définir maturité comme l’étape au cours de laquelle l’économie montre sa capacité d’aller au-delà des industries impliquées dans le décollage, d’absorber et d’appliquer efficacement dans leurs ressources les résultats les plus avancés de la technologie moderne [3] » (Rostow, 1990 :10). Le dernier est l’ère de la haute consommation de masse. Ce qui s’exprime à travers une diversification dans la production où les principaux secteurs se tournent vers les biens et les services. En d’autres termes, la production de biens et de services est à ce stade le moteur de l’économie puisque Rostow suppose que les revenus réels des citoyens vont atteindre un niveau tel qu’ils puissent se procurer les biens et services produits. En plus, c’est le moment où avec l’abondance, l’État met en place une « politique sociale » : « l’émergence de l’aide sociale étatique est une manifestation de la société qui dépasse la maturité technique, mais c’est aussi à ce stade que les ressources tendent à être dirigées vers la production des consommateurs durables et la diffusion des services aux masses, si des consommateurs souverains règnent [4] » (Rostow, 1990 :11). La théorie de la modernisation repose également sur le fétichisme de la croissance. On dirait qu’il y a une relation mécanique entre croissance et développement. Voici, en quoi consiste de façon sommaire la théorie de la modernisation de Rostow. De son côté, sur quoi se fonde la théorie de la transition démographique ?

Natalité, mortalité et fécondité sont des concepts de base de la théorie de la transition démographique. Cette théorie part d’un historique de l’évolution des « sociétés » en postulant le passage de celles-ci d’un stade traditionnel à un stade moderne. Elle indique que ce processus se fait en quatre phases. Dans un premier moment, jusqu’au XVIIIe siècle, il y a eu un équilibre à la hausse entre natalité et mortalité. Car, il y a eu presqu’autant de décès que de morts parce que le taux de mortalité a été aussi élevé que le taux de natalité. C’est la phase traditionnelle. Ensuite, au XVIIIe siècle, la montée de l’économie, le développement de la médecine et le progrès dans l’hygiène ont un impact sur la mortalité. Ainsi, le taux de mortalité diminue en Europe et en Amérique du Nord. Dans cette phase, les décès deviennent moins nombreux que les naissances. En outre, la mortalité poursuit encore sa baisse et la population ne cesse d’augmenter, car le taux de natalité est élevé. C’est ce que Paul Ehrlich (1970) appelle « bombe de population ». Finalement, cette perspective affirme qu’il arrivera un moment où les niveaux de mortalité et de natalité seront quasi équilibrés à la baisse. Donc, cela aboutira à la réduction de la croissance démographique. Et, en Europe, à la fin du XIXe siècle, il existait un équilibre entre naissance et décès. C’est tout ce processus que les démographes et sociodémographes de cette théorie décrivent comme transition démographique. Voici comment Jean-Claude Chesnais (2002 :455) a résumé les quatre phases de la transition démographique :

a) une phase de quasi-équilibre ancien, entre une mortalité forte et une fécondité forte ; b) une phase de recul de la mortalité et d’accélération de la croissance démographique ; c) une phase de baisse de la fécondité et de contraction de la croissance naturelle ; d) une dernière phase de quasi-équilibre moderne entre une mortalité basse et une fécondité basse, voire de déficit permanent, par insuffisance de la fécondité, pour garantir le remplacement des générations.

On doit mentionner que si tous les démographes ou sociodémographes se mettent d’accord sur l’idée de la transition, il n’y a pas d’accord sur la cause de celle-ci. Sur ce, on peut dire qu’il n’existe pas une homogénéité à l’intérieur de cette approche. Selon Piché et Poirier (1990), cela suscite des discussions se basant sur deux questions : d’abord, « quels sont les facteurs clés produisant la transition ? » et ensuite « quel est le rôle assigné aux facteurs démographiques dans la transition ? ». Ainsi, ils affirment qu’ « il existe donc plusieurs théories de la transition démographique » (Piché et Poirier, 1990 :180). On tenait à le souligner pour éviter toute interprétation qui pourrait assimiler ce travail à une idée homogénéisante et homogénéisée sur la transition démographique. Mais, le souci n’est pas de présenter les différents courants théoriques de la transition démographique. En fin de compte, quelles sont les ressemblances de ces deux théories ?

Similitudes entre les deux theories

Alors, toutes les deux théories se sont inscrites dans la continuité de la logique du discours de Truman. Elles véhiculent un modèle de développement calqué sur l’histoire des pays occidentaux capitalistes. La modernisation reste au centre des deux théories. Jean-Claude Chesnais (2002 :473) nous a dit : « l’idée de modernisation utilisée dans la théorie originelle de la transition démographique reste centrale ».

Et le « développement » des pays dits « sous-développés » ou « en développement [5] » ne peut qu’être impulsé par des forces exogènes. Ce qui implique et justifie l’intervention des pays occidentaux capitalistes. En plus, elles sont toutes imprégnées de l’eurocentrisme et de l’ethnocentrisme. Puisqu’elles portent, toutes les deux, leur regard sur les autres sociétés à partir de l’Europe et de leurs propres valeurs. Elles ont une approche linéaire et évolutionniste des sociétés qui ne reconnaissent pas que l’histoire des autres sociétés est différente de celle des pays capitaliste développés. Ainsi Bernard Hours (2007 :701) a expliqué que :

Le développement est à la fois une aspiration, un programme, une exigence. Le sous-développement est conçu comme un retard historique et le développement consiste à rattraper ce retard. Les rails sont posés (le progrès). La gare d’arrivée est programmée. La locomotive, c’est le développement. La perspective est évolutionniste et repose sur une croyance forte dans l’idéologie du progrès économique et social comme chapitre du progrès de l’humanité toute entière. L’émancipation de l’homme est attendue du progrès scientifique, dans une large mesure cantonnée aux sciences dures, comme le montre plus tard le n° 78 (Revue Tiers Monde, 1979) sur l’innovation scientifique au service du Tiers Monde.

Ces théories ignorent que ce processus de développement est intimement lié au mode de production capitalise qui s’impose au monde et « […] font abstraction des conditions sociales et politiques associées au processus de développement, les conceptions évolutionnistes (par étapes) et fonctionnalistes (en particuliers les théories de la modernisation) du développement » (Cardoso et Trèves, 1974 :111). De plus, « l’une des caractéristiques de l’occident est l’expansion et la consolidation du capitalisme comme mode de production. » (Nahavandi, 2001 :48). Donc, cette vision du développement est cohérente avec la logique impérialiste.

En plus, ces auteurs critiques au paradigme de développement écrivent : « notre critique tend à montrer que le développement est de par sa nature un phénomène capitaliste et qu’il ne saurait être dissocié du processus d’expansion du système capitaliste international et des conditions politiques dans lesquelles il se déroule » (Cardoso et Trèves, 1974 :111). Bon nombre des pays capitalistes développés sont des anciennes métropoles et en tant que tel construisent leur développement à partir du pillage des ressources des pays dits sous-développés. Ce processus d’enrichissement/appauvrissement et d’accumulation se fait à partir de l’exploitation coloniale esclavagiste.

Un ensemble de pays d’Amérique latine et d’Afrique classifiés comme sous-développés sont des pays anciennement colonisés. Et pour beaucoup d’entre eux, malgré l’absence des administrations coloniales, ils restent encore sous la domination et la dépendance des pays capitalistes impérialistes, anciennes métropoles ou autres grandes puissances capitalistes contemporaines. C’est ce que les théoriciens de la perspective décoloniale appellent « colonialité ».

En plus, tous les pays ne passent pas et ne sont pas obligés de passer de façon étapiste dans leur schéma linéaire et évolutionniste. D’ailleurs, même en Europe cela ne se faisait pas ainsi. Dans le cas d’Ayiti [6] , par exemple, il serait une incohérence et une contradiction avec les idéaux de la révolution de vouloir prendre le chemin du sang (colonialisme/esclavagisme) comme l’ont fait et le font encore aujourd’hui les puissances capitalistes pour parvenir à un « développement » du pays. La question de la population reste une préoccupation pour ces théories. Alors, comment est-il posé le « problème population » comme enjeu du développement à travers ces théories ?

Population : enjeu du développement

La population reste un enjeu important dans la définition des projets ou politiques de développement. Ce n’est pas sans raison que souvent on se réfère au constat de la croissance démographique de certaines sociétés, jugée alarmante, comme l’un des facteurs de leur « pauvreté » ou « sous-développement ». On fait la relation entre quantité de ressources disponibles et quantités de personnes existantes. En ce sens, Piché et Poirier (1990 :180) ont écrit : « mais, à partir du milieu des années 50, une « nouvelle orthodoxie » (Birdsall, 1977) s’est développé autour de l’idée que la croissance démographique constitue un obstacle au décollage économique dans les pays du Tiers-Monde ». Ce problème est tellement au cœur des enjeux du développement que divers organismes internationaux et organisations non gouvernementales font de grands investissements dans des programmes de contraception et de planning familial dans une série de pays dits « sous-développés » ou « en développement ». Et ceci dans le souci, parfois implicite et non déclaré, de contrôler le taux de natalité. Voici ce qui est écrit sur le site du Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUAP) :

L’UNFPA est un partenaire clé dans le partenariat mondial de planification familiale 2020 (FP2020), qui vise à atteindre 120 millions de femmes et de filles avec des services de contraception dans 69 des pays les plus pauvres d’ici 2020. Cet objectif et la réalisation des objectifs de développement durable de l’UNFPA se concentrent sur quatre domaines clés : investir pour les adolescents et les jeunes ; une gestion efficace de la chaîne d’approvisionnement ; un financement durable pour garantir les fournitures et les services de planification familiale ; et une qualité des soins dans les services de planification familiale [7].

Mais, d’autre part, la quantité de jeunes est très élevée, on le considère comme un avantage pour le « développement ». Selon Nahavandi (2005 ), les jeunes adultes entre 15 et 29 ans représentent plus de 40% de la population. Cela peut traduire qu’il y a beaucoup plus de forces de travail qui perdureront dans le temps. Mais aussi, il est nécessaire pour la reproduction. Nahavandi (2005 :152-153) écrit encore : « en effet, les économistes reconnaissent qu’un nombre élevé de jeunes peut fournir un stimulant démographique à la croissance économique dans les économies où la productivité, l’épargne et les impôts soutiennent les populations moins actives ». Mais, toute chose existante a également son contraire selon le principe dialectique : « le rajeunissement de la population peut aboutir à une remise en cause de la société » (Nahavandi, 2005 :153). C’est aussi la logique sous-jacente de ce qu’on appelle le « dividende démographique ».

La question démographique dans ces theories

« Existe-t-il une corrélation entre les variables démographiques et les variables économiques » (Marcelle, 1981 :560). Voilà une question que pose Genné Marcelle dans son texte intitulé « La théorie de la transition démographique comme référentiel aux modèles démo-économiques ». Cette question nous indique clairement que le « problème population » est au centre de cette théorie. Car, cette perspective établit une relation entre croissance démographique et développement. De même que la théorie de la modernisation considère l’aspect démographique dans sa conception du développement des sociétés. En plus, elles s’inspirent de l’approche malthusianiste. Dans cette optique affirme Nahavandi (2005 :149) : « une première interprétation de cette relation consiste à dire que la croissance démographique constitue un obstacle au développement. La version la plus élémentaire de cette affirmation renvoie à l’économiste anglais Thomas Robert Malthus. »

Donc, il est clair que ces théories alimentent la relation entre population et développement en ce sens qu’elles donnent toutes, chacune à sa manière, une certaine forme d’explication à la « pauvreté » ou au « sous-développement » liée à la croissance démographique. Cette réflexion de Paul R. Ehrlich qui reste cohérent comme Rostow dans le discours occidental capitaliste en témoigne :

Chaque année, la production alimentaire dans les pays sous-développés est inférieure à la montée de la croissance de la population et les gens se couchent en étant affamés. En dépit des renversements temporaires ou locaux de cette tendance, cette conclusion inévitable s’impose : famine massive. Les riches vont devenir plus riches et les pauvres, plus pauvres [8] (Ehrlich, 1970 :13).

En fait, ce qu’on nomme « problème population » est au centre des théories de la modernisation et de la transition démographique. Ces théories sont encore d’actualité dans le monde contemporain. Elles continuent à influencer les discours « académiques » et institutionnels tout comme elles sont contestées et rejetées par plus d’un.

Entre continuité et distanciation avec ces theories

De nos jours, lorsqu’on observe les projets de développement des institutions internationales et des gouvernements [9] , on constate qu’on est encore en pleine continuité de la logique de ces théories. La vision qui traverse ces projets est restée en droite ligne de ces théories. Par exemple, le fétichisme de la croissance reste encore un point central. De plus, l’esprit impérialiste, ethnocentrique et eurocentrique n’est pas dépassé. La question de l’aide (au développement et/ou humanitaire) aujourd’hui n’est-elle pas une expression matérielle de ces théories ? Les politiques économiques néolibérales que les grandes institutions internationales imposent aux pays Sud traduisent également la dimension idéologique de ces théories. Cette continuité n’est pas l’apanage des organismes et des ONG. Elle existe également dans les milieux académiques tant en terme d’enseignement qu’en matière de production [10] . Il y a beaucoup de « scientifiques » qui s’inscrivent dans la tradition de ces théories et qui continuent à les enseigner. Nombreuses productions s’en inspirent. Donc, dans ses approches aucune de ces catégories ne considère la formation sociale et économique des sociétés. Elles sont aveuglées par leur lecture linéaire, évolutionniste, impérialiste et coloniale de la réalité des sociétés.

Toutefois, il y a une volonté de distanciation. On trouve des critiques de Joseph Stiglitz, Amartya Sen, Majid Rahnema, Jean Ziegler, etc. Joseph Stiglitz a été prix Nobel d’économie en 2001 puis vice-président et économiste en chef de la Banque Mondiale. Dans son livre « La grande désillusion », il est très critique et dénonce les politiques économiques qu’appliquent Banque Mondiale et Le Fond Monétaire International. Dans cet angle d’idées, il a écrit :

Dans la libéralisation du commerce, mais aussi dans les autres domaines de la mondialisation, même des efforts apparemment bien intentionnés ont souvent eu des effets néfastes. Quand des projets agricoles ou d’infrastructures recommandés par l’Occident, conçus sur les conseils d’experts occidentaux et financés par la Banque mondiale ou d’autres institutions se soldent par un échec, ce sont néanmoins les pauvres du monde qui doivent rembourser les prêts-sauf s’il y a effacement de la dette (Stiglitz, 2002 :36).

Sen (1990), prix Nobel d’économie aussi, de son côté, critique l’approche de la pauvreté par revenu en proposant l’approche par capabilité qui tient compte des aspects sociaux comme l’éducation et la santé sans questionner les politiques des institutions internationales. Majid Rahnema (2003), ancien représentant de l’Iran dans l’ONU, questionne le contenu du concept de pauvreté tel que défini et mobilisé par les gouvernements et les institutions ou organismes internationaux, en se demandant en quoi ce concept correspond-il à une réalité. Piché et Poirier (1990 :183-184) ont écrit en ce sens :

La théorie de la modernisation et de la diffusion des valeurs a été partiellement remise en question comme ne reflétant pas l’expérience concrète des pays du Tiers-Monde. Cette contestation coïncide d’ailleurs avec l’apparition dans le domaine plus large du développement économique d’une littérature critique demandant de « reconsidérer le développement » (Owens et Shaw, 1978). Essentiellement cette critique tente de montrer que croissance n’est pas développement et que l’on peut avoir l’un sans l’autre. Le vrai développement passe par l’amélioration des conditions de vie des masses Rurales (et urbaines) et l’augmentation significative de leurs ressources.

Jean Ziegler, ancien rapporteur spécial pour le droit à l’alimentation du Conseil des droits de l’homme de l’Organisation des Nations unies de 2000 à 2008, le plus critique et radical de ces auteurs pense qu’il n’y a pas de solution avec le capitalisme. Ce dernier a écrit : « aujourd’hui, l’expression la plus frappante de l’inégalité parmi les hommes est évidemment l’ordre économique cannibale qui règne sur la planète » (Ziegler, 2014 :47). Et « l’effort des intellectuels ne sert aujourd’hui à rien s’il n’est pas capable non seulement de faire connaitre cet ennemi, mais encore de contribuer à donner aux hommes le pouvoir de le combattre et d’en triompher » (Ziegler, 2014 :293).

En guise de conclusion

On a pu voir comment le discours d’Harry Truman a ouvert la voie à un nouveau paradigme, le développement, malgré l’existence du terme longtemps avant ce discours. Ce discours va être mobilisé comme idéologie et stratégie pour que les États-Unis assoient leur hégémonie dans le monde. Plus tard, ce discours allait servir de vision qui oriente la production d’une série de théories telle que la théorie de modernisation et la théorie de la transition démographique. Deux théories qui s’inspirent de la même logique linéaire et évolutionniste du discours de Truman ne prenant pas en compte la singularité sociohistorique des sociétés.

D’autre part, on a vu que la question de population demeure un enjeu du développement. Les différents acteurs qui interviennent dans le domaine du développement considèrent cette question et souvent tentent d’y agir à travers des politiques ou programmes de contraception et de planning familial afin de contrôler cette variable. Et, la question démographique occupe une place importante dans les théories de la modernisationetde latransitiondémographique.

Cesthéories ont encore une influence dans le monde académique ainsi que le monde institutionnel (organismes internationaux, ONG locales et internationales…). Toutefois, elles ne sont pas exemptes de critique. À la lumière de Luc Boltanski (2009), on peut dire que certaines critiques sont réformistes en ce sens qu’elles ne remettent pas en question le mode de production capitaliste que ces théories servent et veulent conserver et d’autres radicales ou révolutionnaires qui considèrent la racine matricielle des phénomènes et donc qui voient la destruction du mode de production capitaliste pour aboutir à une alternative.

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Articles

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[1] « L’idéologie du développement : Des contradictions de la théorie aux désastres de la pratique », Les renseignements généraux publié en mars 2008 sur http://www.les-renseignements-genereux.org/var/fichiers/brochures-pdf/broch-dvlpt-20080217-web-a5.pdf consulté le 11 octobre 2018 à 20h10, p.3

[2] On peut voir que cette théorie est très présente en Ayiti dans les discours des gouvernments, on se rappelle de la propagande du premier régime Tèt Kale, « Haiti is opened for business », « Ayiti dekole ». Cela a influencé le discours des médias et des musiciens. « Dekole » est le titre d’une musique en Ayiti.

[3] « Formally, we can define maturity as the stage in with an economy demonstrates the capacity to move beyond the original industries which powered its take-off and to absorb and to apply efficiently over a very wide range of its ressources-if not the whole range-the most advanced fruits of (then) modern technology.

[4] « The emegence of the welfare state is one manifestation of a society’s moving beyong technical maturity ; but it si also at this stage that ressources tend increasingly to be directed to the production of consumers’ durable and to the diffusion of services on a mass basis, if consumers sovereignty reigns. »

[5] De plus en plus, de nos jours, on utilise plus le terme de « pays en développement ».

[6] Il faut souligner que depuis après l’assassinat de l’empereur Jean Jacques Dessalines, l’État et le peuple ayitien ont pris des directions divergentes et opposées.

[7] https ://www.unfpa.org/fr/planification-familiale, consulté le mercredi 10 octobre 2018 à 24h00

[8] Each year food production in undeveloped countries falls a bit further behind burgeoning population groth, and people go to bed a little bit hungrier. While there are temporary or local reversals of this trend, it now seems inevitable that will continue to its logical conclusion ; mass starvation. the rich are going to get richer, but the poor are going to get poorer.

[9] Dans le cas d’Ayiti, si on lit les différents plans de développement tels que le « Plan Stratégique de développement d’Haïti (PSDH) », on pourra constater que ces théories y restent le fil conducteur.

[10] Le discours d’un « professeur docteur » singiste-colonisé de l’Université d’État d’Haïti, affirmant que « si vous ne voulez pas le développement, on vous l’impose » en témoigne clairement.

 

Politique

L’ex-président Jovenel Moïse s’accroche au pouvoir
Posté le mardi 16 février 2021 par icklhaiti

 

Par Marc-Arthur FILS-AIMÉ,

Directeur général de l’ICKL

Le dimanche 7 février 2021 a marqué la fin du mandat présidentiel de Jovenel Moïse. L’appui – peut-on le dire inconditionnel, car nous ne savons pas le sous-bassement de cet aveuglement en faveur d’un pouvoir qui ne regarde pas à la dépense pour se protéger – de ladite communauté internationale sous la baguette impériale du gouvernement américain ne peut qu’embrouiller les donnes. Cet appui, de toutes façons, ne saurait nullement prévaloir contre les prescrits de notre loi-mère dont l’article 134.2 de la Constitution du 29 mars 1987 amendée le 9 mai 2011 se lit ainsi :

L’élection présidentielle a lieu le dernier dimanche de novembre de la cinquième année du mandat présidentiel. Le président entre en fonction le 7 février suivant la date de son élection. Au cas où le scrutin ne peut avoir lieu avant le 7 février, le président entre en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat est censé avoir commencé le 7 février de l’année de l’élection.

Quelles sont les autorités les plus compétentes à comprendre nos lois et nos codes ?

La Constitution amendée est allée dans le même sens concernant les Députés.- Voir les articles 92 [1] et 92.1 [2]- et les Sénateurs. – Voir l’article 95 -. Ce sont ces articles que l’ex-président Jovenel Moïse a évoqués le 13 janvier de l’année dernière pour mettre fin aux mandats de tous les députés et d’un tiers du sénat. Les maires ont connu le même sort. Ils sont remplacés par des Agents exécutifs intermédiaires. La plupart de ces élus qui sont tombés sous le coup de l’article précité, n’ont pas eu le temps de combler le temps arithmétique de leur mandat. Le président Jovenel ne s’en doutait pas qu’il restait en harmonie avec le temps constitutionnel de ces mandataires. Pourtant, il s’est adjugé le droit de s’élever au- dessus de la Constitution et de toutes les autres lois de la République car il ne se sent pas concerné par ce même article. Il cherche à bénéficier de son propre calcul inepte pour n’avoir pas organisé les élections législatives et des collectivités territoriales suivant les temps constitutionnels. Ainsi, le pays n’a-t-il à sa tête, depuis plus d’un an, que 11 élus, dont l’ex-président Jovenel Moïse lui-même et les dix sénateurs restants. Entre-temps, il a émis plus de quarante décrets, les uns les plus rocambolesques et illégaux que les autres. Il y en a même un qui va au-delà de tout principe de droit international, permettant à toute personne ayant été condamnée à une peine afflictive et infamante mais graciée par le chef de l’État, de briguer les suffrages des électeurs. Il est clair que par ce décret il se protège en protégeant ses pairs.

Ce n’est pas une invention des différentes tendances de l’opposition politique au pouvoir de Jovenel Moïse, ni celle de la majorité de la population lui demandant son retrait du Palais National ou du symbole de cet imposant immeuble qui s’est effondré lors du séisme du 12 janvier 2010. C’est ce prescrit constitutionnel duquel s’est inspirée la loi électorale de 2015 dont la grande majorité des secteurs, parmi les ayants-droit, ont réclamé l’application. Des institutions religieuses indépendantes et garantes de grand prestige comme l’Église catholique, les Églises protestantes et le secteur vodou, ont reconnu la fin du mandat de Jovenel et exigé son respect de la loi-mère. C’est ce même constat qu’ont fait les principaux partis et organisations politiques de l’opposition, les organisations de droits humains les plus reconnus comme le Réseau national de défense des droits humains, le RNDDH et la Plate-forme des organisations haïtiennes des droits humains, la POHDH et la Plate-forme haïtienne de plaidoyer pour un développement alternatif, la PAPADA – l’ICKL est membre fondateur de ces deux derniers-, sur la fin du mandat constitutionnel de Jovenel Moïse le 7 février 2021 qui s’apprête à imposer une dictature anachronique.

Cependant, nous devons accorder une considération spéciale à deux autorités constituées en la matière : la fédération des barreaux d’avocats de la République et le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, le CSPJ qui, lui, est co -dépositaire de la souveraineté nationale. Elles ont abouti à la même conclusion que les entités ci-dessus citées : la fin du mandat de Jovenel Moïse le 7 février 2021.

Qui de Mme Sison, ambassadrice des États-Unis en Haïti, de Mme Lalime, responsable du Bureau intégré des Nations-Unies en Haïti, BINUH, – l’une des dernières formes de l’occupation du pays- de l’Organisation des États américains, OEA, des puissances européennes et du Canada qui se sont tous alignés sur la position de la Maison Blanche, ont plus de capacité, de légitimité et d’autorité que la fédération des barreaux de la République et du Conseil Supérieur du Pouvoir judiciaire pour analyser, comprendre la Constitution qui est d’application stricte et les lois de la République ? Sans nul doute, le poids est du côté de la fédération des barreaux et du CSPJ.

Quel est le vrai motif de ces interventionnistes ?

Grâce à leur soutien, Jovenel Moïse reste accroché au pouvoir qu’il aura à quitter par l’amplification de la mobilisation populaire. Le nouveau dictateur se trouve engouffré dans un cycle irréversible de répression et de mesures illégales. Il a fomenté un auto coup d’Etat pour pouvoir procéder à l’arrestation irrégulière et arbitraire de 23 personnes selon le premier ministre de facto et le ministre de la justice de facto dont un juge de la Cour de cassation pour tentative de cette aventure très mal cousue. Il a commis la forfaiture, après sa libération, de le mettre ainsi que deux autres juges de cette même Cour quoique munis de leur inamovibilité [3] à la retraite du seul fait que leur nom est dans la liste des Juges pressentis pour présider un gouvernement de transition. Il a en même temps piétiné toute la procédure existante pour les remplacer. Nos lois recommandent que le président de la République ne nomme les Juges de la Cour de Cassation que sur une liste de trois personnes par siège soumise par le Sénat et approuvée par le Conseil Supérieur du pouvoir judiciaire. Tout retour à la normalité des règles et des principes républicains signifiera le départ de Jovenel Moïse d’un pouvoir qu’il a séquestré depuis ce dimanche 7 février 2021. C’est pourquoi devenu depuis cette date un président de facto, donc illégal et illégitime, et isolé sur la scène nationale et de plus en plus au niveau international, il cherche à maintenir le pouvoir par la répression de la Police Nationale d’Haïti, la PNH, dont le directeur général n’a pas eu selon la Constitution l’approbation du Sénat. Il explore de façon unilatérale la possibilité d’organiser avec un Conseil Électoral Provisoire dont la Cour de Cassation a refusé, à cause du choix illégal de ses membres, la prestation de serment et la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux administratif d’approuver leurs dépenses. Le président de facto cherche également à organiser un référendum pour ajuster la Constitution à sa mesure et des élections dans un contexte caractérisé par le kidnapping et la criminalité généralisée de gangs armés fédérés sous le nom de G9 en famille et alliés. Ces bandits de grand chemin opèrent en toute quiétude de connivence avec le régime au pouvoir. Jovenel a quintuplé sa force répressive avec un prétendu corps militaire qu’il a monté sans égards à la Constitution et un autre corps appelé Brigade de Sécurité des Aires Protégées, BSAP. Ce dernier est une autre variante de ses bandes criminelles arborant une nomination qui n’a rien à voir avec sa fonction réelle. Il a déjà dévoilé sa vraie nature par ses agissements brutaux contre les manifestantes et les manifestantes qui ne jurent à abandonner la lutte qu’après le départ de Jovenel Moïse dont le nom est cité plusieurs fois dans un rapport d’audit sur le fonds Petrocaribe publié par la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif. Si Jovenel a aussi peur d’être trainé par devant les Tribunaux pour les énormes détournements de fonds de Petrocaribe confié par son mentor Michel Martelly déjà avant son élection, ses consorts étrangers et locaux visent le statu quo pour perpétuer l’exploitation éhontée des richesses, d’après plusieurs experts nationaux et de certaines multinationales, abondantes de notre sous-sol et condamner les masses travailleuses dans la catégorie de main- d’œuvre à bon marché.

Quelle est l’issue à cette crise ?

Le pays, depuis les 6, 7 et 8 juillet 2018, a vécu et continue de vivre de fortes luttes avec des temps creux contre la politique antipopulaire de Jovenel Moïse. À un certain moment, toutes les activités étaient paralysées, moment appelé peyi lòk par la sagesse populaire, à un tel point que le président était tenu par un fil ténu sous la garde de ses amis étrangers. Si les premières mobilisations ont été contre une hausse vertigineuse du prix de l’essence au début de juillet 2018, le motif a changé au fur et à mesure qu’elles s’intensifiaient. Des foules immenses dans les 10 départements nationaux ont demandé le départ anticipé de Jovenel Moïse après la publication du rapport de la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif sur la dilapidation du fonds Petrocaribe. Depuis ce 7 février 2021, avec la fin de son mandat constitutionnel, la lutte a atteint une autre phase, celle du départ légal, en accord avec l’article 134.2 de la Charte fondamentale, de l’ex- chef d’État. Un accord semble être trouvé au sein de l’opposition politique plurielle, même si le consensus est fragile. L’opposition a désigné le 8 février 2021 Me Joseph Mécène Jean-Louis le plus ancien Juge de la Cour de Cassation président provisoire pour combler le vide présidentiel. Il a dû se mettre à couvert car il est menacé d’arrestation par le ministre de facto de la justice.

Jovenel qui se pavane dans des organisations carnavalesques qui ont coûté des millions de gourdes au trésor public en ce temps de COVID, a montré comme à son habitude son mépris envers la majorité du peuple qui s’enfonce de plus en plus dans la crasse et des employés de diverses branches administratives de l’État qui réclament leurs dus. Il s’est largement trompé en pensant regagner la popularité qu’il n’a jamais eue avec des bains de foule d’un peuple qui raffole du carnaval. Au contraire, il a beaucoup perdu des quelque cinq cent mille voix sur environ six millions de personnes en âge de voter qui lui avaient porté à ce poste à cause des fausses promesses que jusqu’à nos jours il n’a cessé de multiplier.

L’avenir est dans nos mains

Seule l’augmentation et la continuité de la lutte nous permettront d’arriver à protéger les acquis démocratiques encore fébriles qui se trouvent en grand danger. La nation attend une transition qui, en plus de préparer de justes élections souveraines, posera des pierres solides contre la corruption et les inégalités sociales. Tout se joue dialectiquement sur deux fronts : celui de la mobilisation populaire et celui du respect intégral des institutions républicaines. La manifestation de ce 14 février qui a emmené des milliers et des milliers de gens dans les rues à Port-au-Prince en dépit des intimidations des forces rétrogrades à la solde du clan PHTK, se veut le prélude des prochains jours que plus d’un annonce qu’ils seront tristes. La solidarité internationale basée sur le respect de la dignité et de l’autodétermination du peuple haïtien ne devra venir qu’en support à la volonté démocratique populaire, et non en un frein comme l’ont montré l’impérialisme américain et ses dépendants du Core Group formé entre autres du Canada, du Brésil, de la France, de l’Allemagne et de l’Union européenne.

 

 

[1] Article 92 : « Les Députés sont élus pour 5 ans.et sont indéfiniment rééligibles ».

[2] Article 92.1 : « Il entrent en fonction le deuxième lundi de janvier qui suit leurs élections et siègent en deux(2) sessions annuelles. La durée de leur mandat forme une législature. Au cas où les élections ne peuvent aboutir avant le deuxième lundi de janvier, les députés élus entrent en fonction immédiatement après la validation du scrutin et leur mandat de cinq(5) ans est censé avoir commencé le deuxième lundi de janvier de l’année de l’entrée en fonction »

[3] Article 177 de la Constitution : « Les Juges de la Cour de Cassation, ceux des Cours d’Appels et des Tribunaux de Première Instance sont inamovibles. Ils ne peuvent être destitués que pour forfaiture légalement prononcée ou suspendus qu’à la suite d’une inculpation. Ils ne peuvent être l’objet d’affectation nouvelle, sans leur consentement, même en cas de promotion. Il ne peut être mis fin à leur service durant leur mandat qu’en cas d’incapacité physique ou mentale permanente dûment constatée ».