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Insécurité, transition politique et élection au cœur de la crise haïtienne : les inquiétudes des espérances

Insécurité, transition politique et élection au cœur de la crise haïtienne : les inquiétudes des espérances

Par Wisvel Mondélice

De juin 2021[1], marquant l’alliance des gangs de Village-de-Dieu et de Grand-Ravine pour combattre celui de Tibwa pour le contrôle de plusieurs quartiers de Martissant, à février 2024 ramenant le déclenchement de la vague d’exactions de la coalition criminelle Viv ansanm (vivre ensemble), l’insécurité représente l’un des problèmes majeurs du pays. Enlèvements contre rançon, établissement de postes de péage sur plusieurs axes routiers, incursions féroces dans beaucoup de quartiers, déplacements forcés, fermeture du principal aéroport international du pays, etc., tout cela témoigne de l’aggravation de la situation.

Dans ce contexte apparait une nouvelle phase dans la crise politique haïtienne. Cette phase est illustrée par l’annonce, le 11 mars 2024, de la démission du premier ministre de facto Ariel Henry sous l’influence de Washington. Un accord politique a été signé entre plusieurs groupes pour former un Conseil présidentiel de transition (CPT) dont le mandat prendra fin le 7 février 2026. Les légitimes préoccupations formulées sur le procédé de la formation de ce conseil installé le 25 avril 2024, sa composition et les mécanismes de sa gestion ne suppriment pas ses tâches principales, à savoir l’amélioration des conditions sécuritaires du pays et l’organisation des prochaines élections.

Entre l’augmentation du niveau de violence des gangs et tout ce qui en découle, les enjeux de pouvoir et la réalisation des scrutins en vue d’élire les représentants devant exercer le pouvoir politique, comment créer le cadre inhérent à la sortie du pays de la crise actuelle ?

Cet article analyse la conjoncture actuelle à travers trois composantes principales : insécurité, élection et transition politique. Nous passerons également en revue d’autres moments de l’histoire nationale qui, à notre avis, ont un lien avec le contexte actuel.

Insécurité en Haïti : résultante d’une longue histoire de pillage[2]

L’insécurité qui sévit en Haïti n’est point une malédiction, elle résulte de préférence des pillages que subit le pays depuis l’époque coloniale jusqu’aux derniers régimes politiques ayant accédé au pouvoir. Sans faire une présentation exhaustive de l’histoire de ces pillages, il convient d’en faire ressortir quelques moments importants.

  • Le pillage colonial

Du 5 décembre 1492 (débarquement de Christophe Colomb au Nord-Ouest de l’île d’Haïti), au 18 novembre 1803 (dernier combat pour l’indépendance), les puissances coloniales de l’Europe occidentale ont accaparé les richesses nationales. À peine arrivés sur l’île, les espagnols, accompagnés de leur notaire, Rodrigo de Escovedo, demandèrent à celui-ci de rédiger l’acte selon lequel tous les territoires conquis et qui furent habités par les autochtones seront leur propriété privée (Despinas, 2008 : 28). Ils distribueront les terres conquises entre eux ainsi que des groupes d’autochtones. Ces derniers connaitront par la suite les moments les plus terrifiants de leur existence : bouleversement de leur mode de vie, esclavage, travaux forcés, massacres, etc. À partir de 1625, leur drame se poursuivra avec la colonisation française. Le 11 juillet 1825, plus de deux décennies après la conquête de l’indépendance nationale, comme pour envenimer la situation du nouvel État déjà détruit par l’exploitation et la guerre, le roi de France, Charles X, a imposé une rançon de 150 millions de francs-or au pays afin de reconnaitre son indépendance. Outre les exigences du paiement de cette rançon, le pays allait tomber dans un cycle d’emprunts extérieurs, consentis à des conditions ruineuses pour l’État.

  • Le pillage des oligarques politiques et économiques

À la suite des différentes formes de lutte menées par les esclavisés[3] pour protester contre leur situation (empoisonnement, suicide, marronnage), le combat révolutionnaire allait prendre forme avec Boukman, Toussaint Louverture, Jean Jacques Dessalines, Capois Lamort, etc., jusqu’à la proclamation de l’indépendance le 1er janvier 1804. Deux ans après cette proclamation, l’empereur Jacques 1er (Jean-Jacques Dessalines) a été assassiné. Une minorité constituée de hauts gradés de l’armée et de quelques anciens libres commerçants a poursuivi l’accaparement des ressources du pays. Castor (1988 : 217) note qu’avant 1915, une forte portion des biens fonciers était concentrée aux mains de l’État et des grands propriétaires. Ainsi est institué « un État fondé sur l’immoralité structurelle » (Despinas, 2008 : 50) dans lequel la corruption est érigée « non seulement comme mécanisme de fonctionnement au niveau des appareils de pouvoir mais également comme mode de distribution des revenus » (Ibid.).

En effet, la plupart des pouvoirs politiques qui se sont succédé en Haïti ne se sont pas distanciés des pratiques de corruption. Certaines sont occultées, d’autres ont fait échos. Notons par exemple le Procès de Consolidation (1904) et le scandale PetroCaribe (2018). Sans faire l’inventaire de tous les cas de corruption relatés dans l’histoire de ce pays, rappelons pour l’essentiel que c’est un crime financier perpétré contre la communauté entière. La corruption est illustrée par le détournement des deniers publics au profit de certains individus et au détriment du bien-être collectif, la dilapidation de la caisse publique, les dépenses inconsidérées, la surfacturation, les pots-de-vin, le blanchiment d’argent… Par conséquent, elle affaiblit les institutions publiques et empêche aux programmes sociaux et économiques de bénéficier du financement nécessaire.

  • Le pillage des marines américaines

Le 17 décembre 1914, les marines américaines ont volé la réserve d’or de la Banque nationale de la République d’Haïti, estimée à l’époque à 500 mille dollars. Cet acte semble s’inscrire dans la dynamique de rendre Haïti dépendante des capitaux américains dans un premier temps pour ensuite la placer dans une situation de débiteur (Lucien, 2013 : 55).

L’occupation d’Haïti par les troupes américaines (1915 – 1934) représente un autre moment d’accaparement des ressources du pays. Cette occupation a perturbé de façon durable les bases de la nation (Castor, 1988 : 215). Soulignons-en quelques données. D’abord, par la convention du 16 septembre 1915, l’occupant s’est doté du plein pouvoir sur les douanes et le bureau de collecte des revenus, voire sur le Receveur général dont la nomination devait passer par le président des États-Unis[4]. L’article 5 de ladite convention a indiqué la manière dont les revenus des douanes devaient être répartis, dont une partie au personnel de l’occupation. Puis, la Constitution de 1918, rédigée sous l’instigation des autorités américaines[5], a reconnu le droit de propriété aux étrangers, ce que toutes les constitutions haïtiennes d’avant l’occupation n’avait pas fait, à l’exception de celle de Christophe. De plus, la loi du 21 décembre 1922 a autorisé les compagnies agricoles américaines à prendre en bail à long termes les terres non occupées appartenant à l’État (Despinas, 2008 : 57), sans que cela n’ait contribué à améliorer la situation de la population. Quant à la loi du 28 juillet 1928, elle a institué que « les terres agricoles appartenant à l’État pouvaient être vendues à des compagnies américaines » (Doura, 1995 : 28-29). Ces « armes juridiques » et d’autres mesures non évoquées[6] ici ont été adoptées dans le but d’assurer le succès des commerçants et hommes d’affaires américains au préjudice des intérêts nationaux.

  • Le pillage post-occupation

Malgré son départ au mois de juillet 1934, la mainmise de l’occupant américain sur Haïti a demeuré. À la lumière des travaux de Lucien (2013) et d’Etienne (2007), il importe de noter que la modernisation socio-économique et politique souhaitée par l’Oncle Sam a échoué dans le pays. Peu de temps avant le retrait des marines, entre 1929 et 1933, la détérioration de la situation sociale et économique du pays a provoqué des effervescences sociopolitiques (la grève des étudiants de Damiens, à partir du 4 novembre 1929 ; la révolte des paysans du Sud ; le massacre de Marchaterre, le 6 décembre de la même année).

L’État haïtien post-occupation 1934-1957, pour ne considérer que cette période, a porté toutes les marques de l’échec de cette « tentative de modernisation ». Pour ce qui nous concerne le plus dans cette partie, considérons brièvement la dimension économique de la crise qui en résultait. Cela nous amène au renforcement de la dépendance économique d’Haïti par rapport aux États-Unis d’Amérique du Nord. Ce pays était devenu l’unique partenaire commercial d’Haïti. Des compagnies américaines ont bénéficié du monopole de l’exploitation et de l’exportation de certains produits. À juste titre, les rapports commerciaux entre Haïti et la France ont été rompus en 1936. Parallèlement, la valeur des importations haïtiennes des États-Unis a été multipliée. Ce pays étant entré en guerre en 1941, les effets néfastes de cette dépendance économique allaient se manifester en Haïti : restrictions sur les exportations et les importations, rareté des produits alimentaires et de l’essence, inflation galopante, expropriation des paysans afin d’augmenter la production du caoutchouc dans le cadre de « la contribution du pays à l’effort de guerre des États-Unis », augmentation de la dette externe représentant 60% du budget annuel national (Etienne, 2007 : 197), prolétarisation, émigration, exode rural…

  • Le pillage des institutions internationales d’inspirations néolibérales

Les politiques de crédit et de remboursement de dettes des institutions internationales néolibérales contribuent également à appauvrir le pays. Cette partie de notre exposé met l’accent sur celles imposées par le Fonds monétaire international (FMI) depuis 1983 : politiques d’ajustement structurel (PAS). Les PAS représentent un véritable assaut à l’encontre des mesures de protection sociale de l’État, car elles privent les politiques et programmes visant à réduire et prévenir la pauvreté et la vulnérabilité de la population du financement nécessaire. Les principales « réformes » qui les définissent sont : la dévaluation de la monnaie nationale, la hausse des taux d’intérêt, la réduction du stock monétaire, la diminution des dépenses de l’État, la baisse des quotas d’importation et tarifaires et la promotion des exportations (Despinas, 2008 : 20-21).

Conçues afin de fournir un excédent de recettes permettant d’honorer les dettes externes, les dispositions des PAS ne contribuent pas à améliorer les conditions de vie de la population, d’autant que les conditions nécessaires à leur réalisation ne sont pas réunies. L’abandon des cultures vivrières locales destinées au marché intérieur, la mobilisation des ressources nationales en vue de répondre aux besoins du marché capitaliste, la réduction des dépenses sociales publiques, la libéralisation des prix, l’augmentation des taxes supportées par les agents à faibles revenus, la concurrence déloyale entre les biens importés et ceux produits à l’intérieur, le licenciement d’employés au sein des institutions publiques sont, entre autres, les conséquences notables de ces politiques sur le pays.

Comme nous venons de l’exposer sommairement, l’histoire d’Haïti est marquée par d’énormes pillages, affectant principalement les masses populaires. Fort de tout cela, le pays est en proie à toutes les expressions d’une pauvreté de masse. Il faut y voir les racines de l’insécurité qui ronge la société actuellement. Le lot de férocité qui jonche les quartiers de la capitale et d’autres villes du pays en résulte. Tous les pillages évoqués plus haut participent à l’exacerbation des conditions de vie dans la société, sans omettre la pratique d’instrumentalisation des jeunes des quartiers défavorisés par certains acteurs politiques et économiques.

Les transitions politiques post-Duvalier : d’une difficile quête de démocratie à une démocratie en constante perturbation 

Depuis la chute de la dictature des Duvalier le 7 février 1986, Haïti a déjà fait plusieurs expériences de transition politique, les unes plus controversées que les autres. Quelques notes de réussites méritent d’être signalées également. Ces expériences peuvent être analysées suivant différents critères, dont l’organisation d’élections, l’amélioration des conditions de sécurité… Eu égard aux défis majeurs posés dans les conjonctures depuis le départ de Jean-Claude Duvalier, ces deux aspects semblent constituer les tâches prioritaires des gouvernements de transition dans le pays, au-dessus des « multiples revendications sociales »[7]. En ce sens, il importe de revisiter ces moments en mettant en exergue les aspects susmentionnés qui seront analysés dans leur relation avec le contexte actuel.

À la suite de la démission de Jean-Claude Duvalier, l’armée est apparue « comme structure privilégiée du système politique » (Charles, 1994 : 391). Le Conseil national de gouvernement (CNG) dirigé par le général Henry Namphy s’est installé au sommet de l’État, avec la charge, entre autres, d’organiser les élections. Le CNG au pouvoir a permis de constater que le duvaliérisme n’était pas mort. Entre-temps, la fonction répressive de l’armée s’est accentuée. Malgré le minimum de garantie que semblait offrir le Conseil électoral provisoire (CEP), le scrutin du 29 novembre 1987 a été tragiquement raté. Leslie Manigat est devenu président de la République.

Henry Namphy est revenu à la charge grâce à un coup d’État contre Leslie Manigat le 19 juin 1988. Corruption et répression ont caractérisé une fois de plus son pouvoir. Le 17 septembre de la même année, Prospère Avril a succédé à Henry Namphy, à la suite d’un soulèvement d’un groupe de soldats. Au cœur de confrontations entre les mêmes forces (armée, bourgeoisie et petite bourgeoisie), une mobilisation populaire a renversé le général Avril le 12 mars 1990. Ertha Pascal Trouillot, membre de la Cour de cassation, a été désignée comme présidente par l’Assemblée de concertation composée de représentants des principales forces politiques. Un Conseil d’Etat devait l’assister.

Ayant reçu le plein soutien de la communauté internationale, notamment des États-Unis, Erta Pascal Trouillot devait préparer les futures élections. Sa présidence a été mise à l’épreuve : tensions avec le Conseil d’État ; climat d’insécurité illustré par des cas de meurtre, dont ceux du syndicaliste Jean-Marie Montès et du conseiller d’État Serge Villard, survenus le 21 juin 1990, ainsi que celui du 5 décembre faisant 7 morts et 50 blessés à Pétion-Ville après un meeting du FNCD[8]… Sur la demande de la présidence de Madame Trouillot, l’ONU a décidé d’envoyer « une mission d’observateurs civils et des militaires sans armes » pour garantir la sécurité et la crédibilité des élections du 16 décembre. Le jour du scrutin, l’armée et la police ont rempli leur mission de sécurité en mettant en place un important dispositif de surveillance (Maesschalck, 1999 : 36). Malgré le climat tendu et quelques irrégularités enregistrées, la population a bel et bien participé à ce scrutin. Une semaine plus tard, le CEP a déclaré officiellement Jean-Bertrand Aristide président d’Haïti avec le score de 67% d’électeurs.

Moins de huit mois après son investiture, le 30 septembre 1991, l’ancien prêtre a été renversé par un coup d’État. Les militaires ont forcé le Parlement à reconstituer l’exécutif, ce qui a permis au juge Joseph Nérette et à M. Jean-Jacques Honorat de devenir respectivement président et premier ministre provisoires. La répression des militaires et des civils armés contre les forces populaires ont été intenses durant la période du coup d’État. Il s’agissait d’une stratégie visant à contenir et déstabiliser les luttes populaires. Entre l’intransigeance des militaires qui ont occupé le pouvoir de fait et la communauté internationale qui s’est interposée dans le but d’obtenir le rétablissement de la légalité constitutionnelle, du temps a passé sans qu’aucun chantier national ne soit véritablement abordé dans l’intérêt de la population jusqu’au retour d’Aristide le 15 octobre 1994.

L’autre expérience de transition politique qu’il convient de relater ici, c’est celle de l’administration d’Alexandre Boniface et de Gérard Latortue (mars 2004 – mai 2006). Cette expérience a été réalisée après le départ pour l’exile de Jean-Bertrand Aristide le 29 février 2004. Installé au mois de mars dans un contexte de graves problèmes de sécurité, le nouveau gouvernement avait promis d’organiser les élections générales un an plus tard. C’est en ce sens qu’un accord a été trouvé le 4 avril 2004 entre les partis politiques et les représentants de la société civile. La présence de Washington a été marquée par le chef de la diplomatie américaine, Colin Powell, qui était en visite à Port-au-Prince pour soutenir le gouvernement intérimaire. Face à la détérioration de la situation socioéconomique et politique, certains acteurs ont exigé la démission du gouvernement trois mois après son installation, d’autres ont opté pour un remaniement ministériel. Mais une convocation du Conseil des Sages[9] a permis d’adopter un document porté sur les thèmes centraux de sécurité, de justice, de mesures socioéconomiques urgentes et d’élections. Ce Conseil des Sages n’avait pas pris du temps pour dénoncer les dérives observées pendant la gouvernance de transition, notamment au sein de l’organisme électoral. Par suite d’innombrables difficultés sécuritaires, politiques et techniques rencontrées dans le processus électoral de 2005 prédominé par le duo MINUSTAH[10]-OEA[11], l’exécutif intérimaire peut s’enorgueillir d’avoir organisé les scrutins généraux, alors même qu’ils ont suscité beaucoup d’accusations de fraude.

Entre le 14 février 2016 et le 7 février 2017, un pouvoir de transition a été dirigé par Jocelerme Privert. Ancien président de l’assemblée nationale, il a gagné une élection au second degré organisée par le parlement haïtien en vue de la mise en place d’un gouvernement de transition. Son mandat de 120 jours était axé « sur le rétablissement de la sécurité intérieure, le rétablissement de l’État de droit et la poursuite du processus électorale ». Si l’élection indirecte de Jocelerme Privert à la présidence provisoire a atténué la crise politique, l’incertitude demeurait quant à la possibilité pour son administration de réaliser les élections présidentielles et législatives dans 4 mois. Ces élections ont été reportées maintes fois à la suite des contestations de l’opposition plurielle qui dénonçait les manœuvres de Michel Martelly visant à imposer son dauphin Jovenel Moïse au pouvoir.

Insécurité, tractations des parlementaires pour le vote d’un premier ministre, nomination de nouveaux membres du CEP qui devaient, entre autres, évaluer les étapes déjà franchies dans le processus électoral « irrégulier », le mandat du président provisoire a expiré sans que son administration ne soit parvenu à aborder véritablement ses axes prioritaires, dont l’insécurité qui faisait des vagues. Division au sein du parlement et entre certains groupes politiques autour de la prolongation de son mandat, M. Privert est resté au pouvoir au-delà de l’échéance de 120 jours qui a été préalablement fixée. Sous son administration de facto, des décisions ont été prises concernant le processus électoral débuté sous la présidence de Michel Martelly, à la suite des recommandations de la Commission indépendante d’évaluation électorale (CIEVE). Ce qui a conduit, entre autres, à la reprise de l’élection présidentielle le 20 novembre 2016 et à la tenue de celles du 29 janvier 2017 pour le renouvellement des collectivités territoriales. Le pouvoir d’alors a eu le mérite d’avoir pris les dispositions d’organiser ces élections dont le budget était estimé à 55 millions de dollars sans le financement de la communauté internationale qui n’était pas favorable à la formation de la CIEVE.

À l’assassinat de Jovenel Moïse (successeur de Privert), dont le mandat présidentiel constitutionnel a pris fin le 7 février 2021, Ariel Henry qu’il avait désigné 48 heures avant sa mort, a bénéficié de l’appui du Corp Group[12] au détriment de Claude Joseph qu’il devait remplacer à la primature. Le gouvernement d’Ariel Henry peut ne pas être considéré comme une transition, dans la mesure où c’est le même régime qui détient le pouvoir. Cependant, il n’en demeure pas moins, étant donné qu’avec Ariel Henry comme l’unique représentant du pouvoir exécutif sans contrepouvoir politique, le pays s’est largement enfoncé dans le vide institutionnel que Jovenel Moïse avait ouvert le 13 janvier 2020, en rendant caduc le parlement.

De son investiture le 20 juillet 2021, à sa démission le 11 mars 2024, le 7ème premier ministre de Jovenel Moïse dont le gouvernement devait, parmi d’autres, « résoudre le problème de l’insécurité et accompagner le CEP pour la réalisation des élections générales » n’est parvenu à accomplir aucune de ses tâches, même les plus urgentes. Que peut-on noter de l’expérience d’Ariel Henry au pouvoir ? L’insécurité bat son plein : environs 500,000 personnes sont déplacées par la violence des gangs occupant une bonne partie de la capitale. L’Accord du 11 septembre 2021 qu’il a signé a seulement dénudé certains anciens opposants de Michel Martelly et de Jovenel Moïse ; celui du 21 décembre 2022 ayant généré le Haut Conseil de la transition (HCT) n’a fait que révéler la petitesse de certaines personnalités que l’on croit doter d’une grandeur d’âme politique ; la nomination de 8 juges à la Cour de cassation, entre autres actes, n’a été posé que dans le but de satisfaire certains caprices, notamment ceux du Département d’État américain. Il n’était point question de l’intérêt national. Enfin, contraint de quitter le pouvoir sous l’influence de Washington, Ariel Henry est sorti par la petite porte.

En mettant en relief l’organisation d’élections et les conditions de sécurité dans les contextes de gouvernance intérimaire en Haïti depuis la chute des Duvalier, nous n’entendons pas réduire la consécration des principes démocratiques à ces seuls aspects. Toutefois, ils constituent les chantiers prioritaires des pouvoirs de transition dans le pays, même les plus rétrogrades.

Insécurité et élection dans le contexte actuel de gouvernance transitoire : des enjeux complexes pour l’avenir du pays 

Plus d’un nourrit de profondes inquiétudes autour du Conseil présidentiel de transition (CPT). Les démarches ayant abouti à sa formation, sa composition et les mécanismes de sa gestion inspirent des doutes quant à la possibilité, voire une réelle capacité de ce Conseil de participer au relèvement des défis auxquels le pays est confronté. Les approches se divergent à propos dudit Conseil : certains acteurs restent prudents et attentifs à ses initiatives, d’autres s’y opposent avant même de le voir en œuvre. Certaines fois, un manque criant de sérénité résultant des expériences antérieures caractérise certains points de vue. Certaines dérives sont effectivement constatées dès le départ et des groupes crient au scandale. Il n’en demeure pas moins évident que, dans le contexte actuel, les principales responsabilités du CPT consistent à aborder le problème de l’insécurité, parmi d’autres défis, et organiser les élections générales dans le pays (ce qui ne l’octroie pas le plein pouvoir d’agir à tout-va ni d’être indifférent aux multiples revendications sociales).

L’une des constantes de presque toutes les conjonctures [de crises] politiques en Haïti depuis la fin de la dictature, notamment pendant les expériences de gouvernance intérimaire, c’est l’insécurité. Les seules nuances qu’on peut établir se rapportent aux auteurs et complices des actes d’insécurité et à l’ampleur des exactions. Avant le 7 février 1986, il s’agissait surtout des hommes de main civils duvaliéristes (les Tontons macoutes). Les zenglendos[13] et le vestige de l’armée mise en place par les occupants américains et domestiquée les forces duvaliéristes ont poursuivi certaines pratiques de terreur et de répression contre la population civile. Le Front Révolutionnaire Armé pour le Progrès d’Haïti (FRAPH) créé en 1991, devenu Front pour l’Avancement et le Progrès Haïtien et les gangs tels qu’ils sont connus aujourd’hui sont autant d’auteurs de cas d’insécurité commis contre de la population.

L’ampleur des actes de violence et les personnes impliquées directement ou indirectement ont également évolué en Haïti. Enlèvements contre rançons, viols, incursions féroces dans beaucoup de quartiers, pillages suivis d’incendies de bâtiments publics et privés, postes de péage sur des axes routiers… sont autant de manifestations de l’insécurité dans le pays depuis environ trois ans. Des acteurs politiques, économiques et religieux[14] participent au renforcement et à la protection des bandes armées. Le CPT doit obligatoirement adresser ce problème.

Comme deuxième tâche principale du Conseil Présidentiel de Transition, l’organisation d’élections n’est qu’un fantasme sans la résolution du problème de l’insécurité. La situation de la Police nationale d’Haïti (PNH) étant ce qu’elle est aujourd’hui (malversations au plus niveau de l’institution, manque d’armements et de munitions, cas de complicité avec les bandes criminelles…), comment le CPT peut-il parvenir à neutraliser les gangs ? Rappelons que parmi les critères autoritairement imposés par la CARICOM[15] pour être membre de ce Conseil, il fallait appuyer la résolution 2699 onusienne sur le déploiement de la mission multinationale de soutien à la sécurité (MMSS). Les positions s’opposent sur la question, mais tous et toutes se rendent à l’évidence qu’un soutien à la PNH s’avère nécessaire pour endiguer les exactions des gangs. Pour le moment, le pays est pris entre le marteau de la férocité des gangs et l’enclume de la énième occupation militaire qui ne dit pas son nom. Au risque d’assimiler méchamment nos propos à ceux d’un personnage qui n’est pas touché par la terreur des gangs, la MMSS telle que définie par le Conseil de sécurité des Nations Unies doit être appréhendée comme la réalisation de l’agenda des puissances impérialistes dominantes en Haïti. Il faut la dénoncer autant qu’il faut exiger une prise en charge véritable de la sécurité de la population par la force de police nationale munie de moyens nécessaires à l’accomplissement de sa mission.

L’insécurité étant l’une des principales préoccupations des Haïtiens et Haïtiennes actuellement, il faut l’aborder sans délai ni condition. C’est encore plus urgent à l’approche des joutes électorales. En fait, les contextes d’organisation d’élections dans le pays sont très souvent émaillés de violences : assassinats[16], incendies de locaux au service de l’institution électorale, menaces et agressions physiques… Ce qui conduit fréquemment à des crises, à l’instar de la période post-électorale de 2000. En effet, « les élections de l’année 2000 ont aggravé la crise socio-politico-institutionnelle dans laquelle le pays se débat depuis des années. Elles ont contribué à la renforcer et à l’aggravation de la crise économique » (Coalition nationale pour les droits des haïtiens, 2002 : 52). Il ressort que l’insécurité pendant et après les élections en Haïti est d’abord politique, dans la mesure où les forces en présence s’en servent généralement pour atteindre leurs objectifs (imposer leur choix, combattre leur adversaire, sauvegarder un espace de pouvoir…).

Comme la tenue régulière d’élections ne font pas partie des traditions haïtiennes, les expériences de gouvernance transitoire ont toujours cette tâche à accomplir. Dans beaucoup de cas, c’est suivant les directives de la communauté internationale qui, finalement, impose sa volonté au pays. C’est en ce sens que les prochaines élections (du début à la fin du processus) présentent un enjeu fondamental pour les forces populaires, un terrain de lutte et non une finalité. « La lutte pour la conquête du pouvoir est fondamentalement une lutte pour l’existence, puisque son objet est l’établissement d’une société meilleure. Dès lors, le pouvoir devient l’enjeu de la lutte politique » (Claude, s. d.). Au lieu de se distancier de cette voie et d’investir uniquement le champ des luttes revendicatives, les organisations populaires doivent conjuguer leurs efforts afin d’affronter les forces réactionnaires aux prochaines élections. L’avenir du pays pour les vingt prochaines années sera discuté dans ces élections.

En guise de conclusion

Beaucoup de celles et ceux qui arrivent au pouvoir en Haïti ne sont pas animés du souci de la gestion saine et responsable de la chose publique. Le Conseil Présidentiel de Transition obtient cet héritage. Il peut le reproduire, c’est surtout ce qui crée les inquiétudes. Il peut aussi en faire la rupture, ce qui nourrit les espérances. La communauté internationale dominante en Haïti voudra certainement pérenniser le statu quo. Cela craint également pour les intérêts nationaux. Plus que jamais, les forces progressistes et patriotiques sont obligées d’articuler une alternative appropriée. C’est le premier pas à réaliser par celles et ceux qui veulent instaurer dans le pays un régime qui rompt avec la pratique d’appliquer en bon élève les « solutions » préconisées par Washington. Les organisations politiques et populaires progressistes doivent mettre en place des mécanismes significatifs de lutte pour de la transformation sociale et agir concrètement en ce sens. Elles doivent cesser de s’enfermer dans l’attentisme, reformuler leur rapport au pouvoir et faire preuve d’inventivité.

Le dernier cycle de crise débuté peu avant l’assassinat de l’ancien président Jovenel Moïse renforce les discours de désolation et de fatalité au sujet du relèvement du pays. Le changement tant rêvé ne parait pas envisageable à brève échéance. À chaque expérience, les pouvoirs rétrogrades et inefficaces se succèdent, alors que le pays se meurt. Pour ce qui nous concerne, le pire est la disparition ou le relâchement observé dans certaines organisations qui devaient jouer un rôle d’avant-garde. Les organisations sont formées d’êtres humains, dira-t-on avec raison. De toute manière, cette situation représente une épée de Damoclès suspendue sur le pays, dans la mesure où il faut des Haïtiens et des Haïtiennes pour transformer Haïti. Des anges ne descendront pas du ciel pour le faire à notre place, les missions onusiennes et les forces réactionnaires non plus.

Dans ce contexte où les inquiétudes bousculent les espérances quant à l’avenir du pays, nous terminons cet article avec un extrait de Roger Petit-Frère[17] et un autre de Jean Casimir qui concordent avec la conjoncture actuelle: « Conciliant stratégie et tactique, pratique et théorie, tradition et création, elles (les forces démocratiques) doivent vaincre les forces réactionnaires grâce à leur intelligence, sur base de mots d’ordre clairs et précis, tout ceci dans une alliance avec le peuple, la seule force capable de soulever les montagnes avec efficacité et compétence ». Tout ce qu’il nous faut, c’est de nous mettre intégralement en lutte, car « le chemin n’existe pas, il faut le faire en marchant ; il n’est pas tracé d’avance, il n’y a pas de guides, ni de flèches pour nous donner la direction. Nous devons le faire en avançant »[18].

Notes

[1] Notre délimitation pourrait tenir compte d’une période plus éloignée que juin 2021, dans la mesure où les affrontements des gangs à Martissant ont débuté bien avant. Mais l’assiègement de la route nationale numéro 2, rendant extrêmement difficile l’accès à quatre départements (Grand’Anse, Nippes, Sud, Sud’Est) et à une partie de l’Ouest, a débuté précisément le 1er juin 2021.

[2] Nous entendons par pillage, tout ce qui résulte des dispositifs mis en place par des forces internes ou externes en vue de s’approprier des ressources du pays.

[3] Le terme esclavisé fait référence au processus de déshumanisation, surtout de chosification auquel les ancêtres déracinés d’Afriques étaient soumis jusqu’à leur arrivée en Amérique.

[4] Suivant l’article 2 de la Convention haïtiano-américaine du 16 septembre 1915, sanctionnée le 11 Novembre 1915, « le Président d’Haïti nommera, sur la proposition du Président des États-Unis, un Receveur général et tels aides et employés qui seront jugés nécessaires pour recouvrer, recevoir et appliquer tous les droits de douanes, tant à l’importation qu’à l’exportation, provenant des diverses douanes et ports d’entrée de la République d’Haïti » [dans Suzy Castor (1988), L’occupation américaine d’Haïti, p. 249].

[5] Castor (1988 : 64) souligne en ce sens que « le sous-secrétaire de la Marine, Franklin Delano Roosevelt, théoricien de la doctrine du Bon Voisinage, fut l’architecte de cette Constitution ». Le satisfecit de Roosevelt est exprimé dans l’extrait suivant que l’auteure reprend de F. Cuevas Cancino : « Vous devez savoir que j’ai participé dans l’administration de deux petites républiques. En réalité, j’ai écrit moi-même personnellement la Constitution d’Haïti et si vous le permettez, je vous dirai que c’est une très bonne Constitution ».

[6] L’occupant américain a même mis en place des stratégies visant à déplacer les capitaux européens au profit de ceux de ses propres ressortissants (Étienne, 2007 : 169).

[7] La sécurité compte parmi « les multiples revendications sociales », mais elle semble en être détachée des préoccupations exprimées dans les contextes de gouvernance intérimaire.

[8] Front national pour le changement et la démocratie.

[9] Le Conseil des Sages est un organisme formée le 5 mars 2004 qui aurait le rôle de contrôle et de consultation à l’administration intérimaire Boniface-Latortue.

[10] Mission des Nations Unies pour la Stabilisation en Haïti. Déployée dans le pays entre juin et juillet 2004, les activités de cette mission ont officiellement pris fin en octobre 2017.

[11] Organisation des États Américains.

[12] Créée en 2003, cette structure est composée des Ambassadeurs d’Allemagne, du Brésil, du Canada, d’Espagne, des États-Unis d’Amérique, de France, de l’Union Européenne, du Représentant spécial de l’Organisation des États Américains et de la Représentante spéciale du Secrétaire Général des Nations Unies.

[13] Selon la définition de Jean Alix René (2003), ils sont des malfaiteurs, organisés généralement en bandes.

[14] En juillet 2022, des armes et des munitions importées en Haïti sous le couvert de la franchise de l’Église Episcopale ont été découvertes lors d’une fouille réalisée par des agents du Bureau de lutte contre le trafic de stupéfiant (BLTS) accompagnés d’agents de la douane.

[15] Communauté des Caraïbes, en français.

[16] Même les candidats ne sont pas épargnés. C’est le cas de Yves Volel, leader du Rassemblement Démocrate Chrétiens, candidat aux élections de novembre 1987. Il a été abattu le 13 octobre 1987.

[17] Roger Petit-Frère, Sortie démocratique : quelle issue ? Dans Rencontre, No 8, aout-septembre 1993.

[18] Jean Casimir, Sécurité et supervision internationale des élections. Dans Forum libre du jeudi (1991), Elections et insécurité en Haïti, Imprimerie Le Natal S.A.

Bibliographie

CASTOR, Suzy (1988). L’occupation américaine d’Haïti. Port-au-Prince : Imprimerie Henry Deschamps.

CHARLES, Etzer (1994). Le pouvoir politique en Haïti de 1957 à nos jours. Paris : Éditions Karthala et ACCT.

CLAUDE, Sylvio C. (s.d.). La politique. Groupe Enquêtes Cinémapresse. Collection : Verbe libre – 89.

Coalition nationale pour les droits des Haïtiens (2002). Élections de l’année 2000: Conséquences et impacts sur le processus de démocratisation et sur la lutte pour l’établissement d’un État de droit. Enquête de la NCHR.

CRESFED (1993). Rencontre. No 8.

DESPINAS, Jean Yves (2008). La pauvreté en Haïti: Contextes historiques et politiques d’ajustement structurel. Port-au-Prince : Édition La Rebelle.

DOURA, Fred (1995). Haïti-Plateau Central. Société: économie et paysannerie. Québec :Les Éditions du CIDIHCA.

ÉTIENNE, Sauveur Pierre (2007). L’énigme haïtienne. Échec de l’État moderne en Haïti. Québec : Mémoire d’encrier et Les Presses de l’Université de Montréal.

Forum libre du jeudi (1991), Élections et insécurité en Haïti. Port-au-Prince : Imprimerie Le Natal S.A.

JEAN, Jean-Claude et MAESSCHALCK, Marc (1999). Transition politique en Haïti. Radiographie du pouvoir Lavalas. Paris : L’Harmattan.

LUCIEN, Georges Eddy (2013). Une modernisation manquée. Port-au-Prince (1915-1956). Volume 1 : Modernisation et centralisation. Port-au-Prince : Éditions de l’Université d’État d’Haïti.

RENÉ, Jean Alix (2003). La Séduction Populiste. Essai sur la crise systémique haïtienne et le phénomène (1986 – 1991).

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